Il fit pivoter le cheval d’un coup sec, l’éperonnant en direction de l’entrée du canyon, mais n’avait pas couvert vingt mètres que le blanc nuage de la fumée le suffoquait. Le vent la balayait dans ce sens. Latigo distinguait — avec difficulté — la lueur orangée des broussailles en flammes, du côté du désert.
Refaisant tourner bride à sa nouvelle monture, il repartit par où il était venu. D’autres chevaux surgirent à l’improviste de la brume épaisse. Latigo en heurta un et vida les étriers pour la seconde fois en cinq minutes. Il se reçut sur les genoux, se remit sur pied tant bien que mal et, le vent le poussant dans le dos, avança en flageolant, toussant jusqu’au haut-le-cœur, les yeux rouges et ruisselants.
Il y eut un léger mieux, une fois passé le coude du canyon au nord, mais ça n’allait pas durer. Le bord de la tramée n’était plus qu’un amalgame de chevaux — tournicotant en tous sens, les pattes cassées pour la plupart — et d’hommes qui rampaient en hurlant. Latigo aperçut plusieurs chapeaux flottant à la surface verdâtre du vivant organisme qui emplissait le fond du canyon de ses jérémiades ; il aperçut aussi des bottes, des gourmettes, des bandanas ; l’instrument bosselé du jeune clairon, toujours agrémenté de son cordon effrangé.
Venez, entrez donc, telle était l’invite du vert chatoiement et Latigo trouvait son zonzon doté d’un étrange pouvoir d’attraction… presque intime. Venez donc me rendre visite, prenez vos aises, soyez en repos, soyez en paix, soyez au mieux.
Latigo braqua son arme, déterminé à lui tirer dessus. Il ne croyait pas que ça pouvait être tué, mais il se souviendrait du visage de son père et n’en tirerait pas moins.
Sauf qu’il n’en fit rien. Le pistolet lui échappa des doigts et il avança — d’autres autour de lui faisaient de même à présent — puis pénétra dans la tramée. Le bourdonnement augmentait de plus en plus, emplissant ses oreilles jusqu’à oblitérer les autres sons.
Tout autre son.
22
Roland et ses amis virent tout ça du haut de l’encoche en saillie, où ils avaient fait halte en enfilade à quelque cinq mètres du sommet. Ils assistèrent à cette confusion pleine de cris et de hurlements, à ce manège de panique, aperçurent des hommes en train de se faire piétiner, des cavaliers et leurs montures entraînés dans la tramée… puis, au final, ceux qui y pénétrèrent de leur plein gré.
Cuthbert était le plus proche du sommet, puis venaient successivement Alain et Roland, lequel se tenait sur une arête rocheuse de quinze centimètres de large, cramponné à un affleurement juste au-dessus de sa tête. Depuis leur position avantageuse, ils pouvaient voir ce que les hommes se débattant en contrebas dans leur enfer enfumé étaient dans l’incapacité de remarquer : à savoir, que la tramée prenait de l’ampleur, s’étirait, rampait vers eux comme la marée montante.
Roland, sa soif guerrière étanchée, n’avait aucune envie d’assister à ce qui se passait là, en bas, sans pouvoir cependant en détacher ses yeux. Le geignement de la tramée — exprimant à la fois la couardise et le triomphe, la joie et la tristesse, la perte et la découverte — le tenait encordé de liens d’une douceur poisseuse. Il demeura là, hypnotisé, comme ses amis au-dessus de lui, même quand la fumée commença à s’élever et son odeur piquante le secoua d’une toux sèche.
Des hommes criaient en perdant la vie dans la fumée épaisse en contrebas. Ils s’y débattaient comme des fantômes. Mais le brouillard les gommait, devenant plus compact et montant le long des parois du canyon comme de l’eau. Les chevaux hennissaient de désespoir sous l’effet de cette mort blanche et âcre. Le vent en se jouant creusait sa surface de tourbillons. La tramée vrombissait et, au-dessus de son emplacement, la fumée se colorait d’une nuance mystique d’un vert très pâle.
Puis, à la fin des fins, les hommes de John Farson cessèrent de crier.
Nous les avons tués, songea Roland dans un mélange malsain d’horreur et de fascination. Puis : Non, pas nous. Moi. Moi seul les ai tués.
Combien de temps serait-il resté là, Roland n’en sut jamais rien — peut-être jusqu’à ce que la fumée ne vienne l’engloutir, aussi bien — car Cuthbert, qui avait repris son ascension, lâcha tout à trac trois mots sur un ton où la surprise le disputait à l’effarement.
— Roland ! La lune !
Roland tressaillit et leva les yeux. Le ciel avait pris une teinte veloutée d’un violet sombre. Son ami se découpait contre lui, regardant vers l’est ; et la lune montante baignait son visage d’un orange fiévreux.
Orange, mais oui, zonzonnait la tramée dans sa tête. Riait dans sa tête. Orange comme la nuit où tu es venu ici pour me compter. Orange comme un feu. Orange comme un feu de joie.
Comment peut-il faire presque noir ? s’écria-t-il en son for intérieur. Mais il connaissait la réponse — oui, il la connaissait très bien. Le temps s’était ressoudé, un point c’est tout, comme les strates géologiques s’étreignent à nouveau, une fois la dispute du tremblement de terre vidée.
Le crépuscule était venu.
Le lever de lune avait suivi.
Roland, frappé de terreur comme par un coup de poing en pleine poitrine, recula d’un sursaut sur l’étroite corniche. Il chercha à tâtons l’affleurement rocheux au-dessus de sa tête, mais cet effort pour retrouver l’équilibre lui parut très loin de lui ; une bonne part de son être était à nouveau prise dans la tornade rose, comme avant qu’elle ne l’emporte et ne lui montre la moitié du cosmos. Peut-être le cristal du magicien ne lui avait-il montré ce qui se trouvait à des mondes et des mondes de là que pour éviter de lui révéler ce qui allait bientôt advenir tout près de lui.
Je tournerais bride si je croyais sa vie vraiment en danger, avait-il dit. Sur-le-champ.
Et si le cristal l’avait su ? S’il ne pouvait pas mentir, ne pouvait-il pas vous égarer ? Ne pouvait-il pas l’emporter au loin pour lui montrer une sombre terre et une tour plus sombre encore ? Mais il lui avait montré autre chose, chose qui ne lui revenait qu’à présent : un maigrichon en salopette de fermier qui lui avait dit… quoi donc ? Pas tout à fait ce qu’il avait cru, pas ce qu’il avait entendu toute sa vie ; pas Longue vie à toi, longue vie à tes récoltes, mais…
— Mort, murmura-t-il aux rochers qui l’entouraient. Mort à toi, longue vie à mes récoltes. Charyou tri. Voilà ce qu’il a dit : Charyou tri. Vienne la Moisson.
Orange, pistolero, ricana une vieille voix au timbre fêlé dans sa tête. La voix de la sorcière du Cöos. La couleur des feux de joie. Charyou tri, fin de año, telles sont les anciennes coutumes dont seuls subsistent les pantins aux mains rouges… jusqu’à ce soir. Ce soir, on remet en vigueur les anciennes coutumes, comme il faut qu’elles le soient de temps à autre. Charyou tri, sale enfançon, charyou tri : ce soir, tu vas payer pour ce que tu as fait à mon doux Ermot. Ce soir, tu vas payer pour tout ce que tu as fait. Vienne la Moisson.
— Grimpe ! hurla-t-il, frappant le derrière d’Alain. Grimpe, mais grimpe donc ! Au nom de ton père, grimpe !
— Roland, qu’est-ce que… ?
Alain eut l’air de tomber des nues, mais ne s’en mit pas moins à grimper, passant d’une prise à l’autre, criblant ce faisant le visage de Roland levé vers lui de petits cailloux. Ce dernier, louchant contre leur chute, rejoignit Al et le poussa au cul d’une tape, comme un cheval.
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