— Ils vont revenir. Alors vous les emmènerez de l’autre côté du fossé, en rang, deux par deux.
Sans regarder, il fit un signe du pouce, par-dessus son épaule.
— Ai-je besoin de vous répéter combien il est important que les pieds de maïs ne soient pas dérangés, surtout ceux près de la route, où les Loups pourront s’en rendre compte.
Ils secouèrent la tête.
— Au bord des rizières, poursuivit Roland, faites-les passer par un des courants. Poussez quasiment jusqu’à la rivière. Puis faites-les s’allonger là où le riz est haut et toujours vert.
Il écarta les mains, ses yeux bleus étincelant.
— Dispersez-les. Vous autres adultes, restez près d’eux, côté rivière. En cas de problème — un renfort de Loups, un événement imprévu — c’est de ce côté que ça se produira.
Sans leur laisser l’occasion de poser des questions, Roland se fourra de nouveau deux doigts dans la bouche et siffla. Vaughn Eisenhart, Krella Anselm et Wayne Overholser rejoignirent les autres dans le fossé, et se mirent à rappeler les plus petits, pour les faire revenir vers la route. Pendant ce temps, Eddie jeta un regard par-dessus son épaule et fut ébahi de constater combien le nuage s’était rapproché de la rivière. Quand on connaissait leur secret, leur rapidité n’était plus un mystère ; ces chevaux gris n’étaient pas du tout des chevaux, mais des propulseurs mécaniques conçus pour ressembler à des chevaux, rien de plus. Comme une horde de Chevrolet en déplacement officiel , se dit-il.
— Roland, ils arrivent ! Et à toute vitesse !
Roland regarda vers l’est.
— Tout va bien, dit-il.
— Tu en es sûr ? demanda Rosa.
— Oui.
Les plus jeunes enfants se pressaient à présent de revenir, main dans la main, les yeux agrandis par la peur et l’excitation. Ils étaient emmenés par Cantab des Manni et par Ara, sa femme. Elle leur dit de marcher bien droit au lieu des travées, en essayant de ne pas toucher les pieds de maïs squelettiques.
— Pourquoi, sai ? demanda un bambin qui ne devait pas avoir plus de quatre ans, avec une tache douteuse sur le devant de sa salopette. Le maïs, il a été cueilli, vous voyez.
— C’est un jeu, répondit Cantab. Le jeu du on-ne-doit-pas-toucher-le-maïs.
Il se mit à chanter. Certains enfants se joignirent à lui, mais la plupart étaient trop abasourdis et trop effrayés.
Tandis que les paires de jumeaux traversaient la route, plus grands et plus vieux à mesure qu’ils rentraient, Roland jeta un œil vers l’est. Il estima que les Loups étaient encore à dix minutes des berges de la Whye, et dix minutes devraient suffire, mais bons dieux, qu’ils allaient vite. L’idée l’avait déjà effleuré qu’ils seraient peut-être contraints de garder Slightman le Jeune et les jumeaux Tavery avec eux. Ça ne faisait pas partie du plan, mais avant que les choses en arrivent si loin, le plan changeait presque toujours. Bien obligé.
Les derniers enfants revenaient et seuls Overholser, Callahan, Slightman l’Aîné et Sarey Adams étaient encore sur la route.
— Allez-y, leur dit Roland.
— Je veux attendre mon garçon, objecta Slightman.
— Allez-y !
Slightman avait l’air disposé à discuter ce point, mais Sarey Adams lui toucha le coude, et Overholser l’attrapa carrément par l’autre.
— Viens donc, dit Overholser. Il va prendre soin du tien comme si c’était le sien.
Slightman adressa à Roland un ultime regard dubitatif, puis il enjamba le fossé et fit démarrer la fin de la ligne, aidé d’Overholser et de Sarey.
— Susannah, montre-leur la cachette, ordonna Roland.
Il avait pris soin de s’assurer que les enfants traversaient le fossé du côté de la rivière bien plus bas que là où ils avaient creusé, la veille. À présent, à l’aide d’une de ses jambes raccourcies et encapuchonnées, Susannah repoussa un tapis de feuille, de branches et de pieds de maïs séchés — le genre de déchets qu’on s’attendait à trouver dans un fossé au bord d’une route —, leur révélant un trou sombre.
— Ce n’est qu’une tranchée, dit-elle en s’excusant presque. Il y a des planches, au-dessus. Légères, faciles à déplacer. C’est là qu’on sera. Roland a fait un… oh, je ne sais pas comment vous l’appelez chez vous, nous on dit un périscope, un instrument avec des miroirs à l’intérieur, et par lequel on regarde à l’extérieur… et le moment venu, on se lèvera. Et les planches tomberont sur le côté.
— Où sont Jake et les trois autres ? demanda Eddie. Ils devraient être revenus.
— Il est trop tôt, dit Roland. Calme-toi, Eddie.
— Je ne me calmerai pas, et il n’est pas trop tôt. On devrait au moins les apercevoir. Je vais aller jeter un…
— Non, dit Roland. Nous devons en avoir autant que nous pourrons avant qu’ils comprennent ce qui se passe. Et ça veut dire garder notre puissance de feu ici, dans leur dos.
— Roland, il y a quelque chose qui ne va pas.
Roland l’ignora.
— Mesdames-sai, glissez-vous là-dedans, je vous prie. Les malles contenant les plats supplémentaires seront de votre côté ; on jettera juste des feuilles mortes par-dessus.
Tandis que Zalia, Rosa et Margaret se faufilaient dans le trou révélé par Susannah, Roland tourna le regard au-delà de la route. Le chemin vers l’arroyo était à présent complètement désert. Il ne vit toujours aucun signe de Jake, de Benny et des jumeaux Tavery. Il commença à se dire qu’Eddie avait raison ; que quelque chose avait mal tourné.
6
Jake et ses compagnons atteignirent l’embranchement du chemin rapidement et sans encombres. Jake avait gardé deux objets, et lorsqu’ils arrivèrent à la fourche, il lança un hochet cassé vers la Gloria et le bracelet tissé d’une petite fille en direction de la Plume-Rouge. À vous de choisir , pensa-t-il. Et, quel que soit votre choix, allez au diable.
Lorsqu’il se retourna, il constata que les jumeaux Tavery repartaient déjà dans l’autre sens. Benny l’attendait, le visage pâle et les yeux brillants. Jake lui fit un signe de tête et se força à lui rendre son sourire.
— Allons-y, dit-il.
Ils entendirent alors Roland siffler et les jumeaux se mirent soudain à courir, malgré les éboulis et les cailloux qui jonchaient le chemin. Ils se tenaient toujours la main, et serpentaient entre les obstacles qu’ils ne pouvaient enjamber.
— Hé, ne courez pas ! cria Jake. Il a dit de ne pas courir et de regarder où on mettait les p…
C’est alors que Frank Tavery mit le pied dans un trou. Jake entendit distinctement le craquement sec que fit sa cheville en se cassant et il sut en voyant l’horrible rictus sur le visage de Benny que lui aussi. Puis Frank poussa un gémissement déchirant et fut projeté sur le côté.
Francine tendit les bras pour l’attraper et posa la main sur le haut de son bras, mais le garçon était trop lourd. Il retomba comme une guillotine. Le bruit sourd que fit sa tête en allant cogner contre l’affleurement de granit à côté de lui résonna bien plus fort encore que la fracture de sa cheville. Le sang jaillit immédiatement de sa blessure au cuir chevelu, miroitant dans la lumière du matin.
Problème, pensa Jake. Et en plein milieu de la route.
Benny avait un air stupéfait, et les joues couleur de fromage blanc. Francine s’était agenouillée à côté de son frère, coincé de travers, le pied toujours pris dans le trou. Elle poussait de petits gémissements essoufflés et désespérés. Puis, tout à coup, les gémissements cessèrent. Ses yeux roulèrent dans ses orbites et elle tomba raide évanouie sur son frère jumeau inconscient.
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