— Ce sont des gens innocents. Confiants. Comme vous le savez. Pour l’avoir utilisé contre eux.
La rougeur revint aux joues du contremaître. Il regarda de nouveau le sol. Roland leva la tête et vit apparaître l’endroit qu’il cherchait, à trois cents mètres devant le convoi. Bien. Il n’y avait toujours aucun nuage de poussière à l’horizon, mais il le sentait grossir, dans son esprit. Les Loups arrivaient, oh oui. Quelque part au-delà du fleuve, ils étaient descendus du train pour enfourcher leurs chevaux, et ils arrivaient à bride abattue. À un train d’enfer. Car c’est de là qu’ils venaient.
— Je l’ai fait pour mon fils, dit Slightman. Andy est venu me trouver, en me disant qu’ils le prendraient certainement. Quelque part par là-bas, Roland — il tendit la main vers l’est, vers Tonnefoudre. Quelque part par là vivent de pauvres créatures qu’on appelle Briseurs. Des prisonniers. Selon Andy, ils ont des dons de télépathie et de psychokinésie, et bien que je n’intuite aucun de ces deux mots, je sais qu’ils ont à voir avec l’esprit. Les Briseurs sont des humains, et ils nourrissent leur corps comme vous et moi, mais ils ont besoin d’une autre nourriture, d’une nourriture spéciale , pour nourrir cette partie spéciale d’eux.
— De la nourriture cérébrale, conclut Roland.
Il se rappela que sa mère disait du poisson que c’était de la nourriture pour le cerveau. Et puis, pour une raison qu’il fut incapable d’expliquer, il se surprit à penser aux excursions nocturnes de Susannah. Seulement, ce n’était pas Susannah qui se rendait dans cette salle de banquet, en pleine nuit. C’était Mia. Fille de personne.
— Oui-là, j’imagine, acquiesça Slightman. Quoi qu’il en soit, c’est quelque chose que les jumeaux sont seuls à avoir, quelque chose qui les relie par l’esprit. Et ces types — pas les Loups, mais ceux qui les envoient — ils l’extraient de leur tête. Quand c’est fait, les enfants ne sont plus que des idiots. Ils sont crânés. C’est la nourriture, Roland, vous intuitez ? C’est ça qui les attire ! Pour nourrir leurs maudits Briseurs ! Ni leurs corps, ni leurs estomacs, mais leurs esprits ! Et je ne sais même pas ce qu’ils sont censés briser !
— Les deux Rayons qui portent toujours la Tour, répondit Roland.
Slightman en fut abasourdi. Et effrayé.
— La Tour Sombre ? chuchota-t-il. Dites-vous ?
— Oui. Qui est Finli ? Finli O’Tiego ?
— Je ne sais pas. Une voix à laquelle je fais mon rapport. Un tahine, je pense — vous savez ce que c’est ?
— Et vous ?
Slightman secoua la tête.
— Alors restons-en là. Peut-être le rencontrerai-je, l’heure venue, et il répondra lui-même de ses actes.
Slightman eut beau ne pas répondre, Roland sentit qu’il avait des doutes. Ce qui ne lui posait pas de problème. Ils en avaient presque fini, à présent, et le Pistolero sentait se relâcher cette chaîne invisible qui lui ceignait le ventre. Il se tourna complètement vers le contremaître, lui faisant face pour la première fois.
— Andy a toujours su trouver des gens comme vous à cozer, Slightman. Je ne doute pas que c’est pour ça qu’on l’a laissé ici, tout comme je ne doute pas que votre fille, la sœur de Benny, n’est pas morte de manière accidentelle. Il leur faut toujours un jumeau dépareillé, et un parent faible.
— Vous ne pouvez pas…
— La ferme. Vous avez dit tout ce qui était bon pour vous.
Slightman se tut et resta assis là, à côté de Roland.
— Je peux comprendre la trahison. J’en ai eu ma part, ne serait-ce qu’envers Jake. Mais ça ne change rien à ce que vous êtes, soyons bien clair. Vous êtes un oiseau charognard. Un rouilleau devenu vautour.
Les joues de Slightman prirent la teinte d’un beau bordeaux.
— Si je l’ai fait, c’est pour mon garçon, s’entêta-t-il à répondre.
Roland cracha dans la paume de sa main, puis leva la main et se mit à caresser la joue de Slightman. Elle était gonflée de sang, et chaude au toucher. Puis le Pistolero saisit les lunettes par le centre et les secoua légèrement sur le nez de l’homme.
— Ça ne part pas, dit-il très calmement. À cause de ça. C’est avec ça qu’ils vous ont eu, Slightman. C’est votre marque de reconnaissance. Vous vous dites que vous le faites pour votre garçon, afin de pouvoir dormir la nuit. Moi je me dis que j’ai fait ça à Jake pour ne pas laisser passer ma chance de trouver la Tour… et c’est ce qui m’aide à dormir la nuit. La différence entre vous et moi, la seule différence, c’est que je n’ai jamais accepté de paire de lunettes.
Il s’essuya la main sur son pantalon.
— Vous avez renié vos principes, Slightman. Et vous avez oublié le visage de votre père.
— Laissez-moi tranquille, murmura Slightman — il essuya le crachat du Pistolero qui scintillait sur sa joue ; il fut remplacé par ses propres larmes. Au nom de mon garçon.
Roland hocha la tête.
— C’est uniquement pour ça, au nom de votre garçon. Vous le traînez derrière vous comme un poulet mort. Mais peu importe. Si tout se passe comme je l’espère, vous vivrez peut-être toute votre vie à ses côtés, et vous vieillirez respecté par vos voisins. Vous serez l’un de ceux qui ont vaincu les Loups, quand les pistoleros sont arrivés par le Sentier du Rayon. Quand vous ne pourrez plus marcher, il vous soutiendra. Je le vois, mais je n’aime pas ce que je vois. Parce qu’un homme prêt à vendre son âme pour une paire de lunettes la revendra pour quelque autre babiole — de moins de prix encore — et quoi qu’il en soit, tôt ou tard votre garçon découvrira ce que vous êtes. La meilleure chose qui pourrait arriver à votre fils aujourd’hui, c’est que vous mouriez en héros.
Et, avant que Slightman ne puisse répondre, Roland leva la voix et s’écria :
— Hé, Overholser ! Ho, du chariot ! Overholser ! Arrêtez-vous ! On y est ! Grand merci !
— Roland — commença Slightman.
— Non, répondit Roland en accrochant les rênes. La palabre est terminée. Rappelez-vous seulement ce que je vous ai dit, sai : si vous avez une chance de mourir en héros aujourd’hui, faites une faveur à votre fils et saisissez-la.
3
Au début, tout se passa selon leurs plans, et ils y virent l’œuvre du ka. Quand les choses commencèrent à mal tourner, ils y virent aussi l’œuvre du ka. Le ka, aurait pu dire le Pistolero, c’était souvent la dernière chose sur laquelle prendre appui.
4
Roland avait expliqué aux enfants ce qu’il attendait d’eux, à la lueur des flambeaux, sur la Pelouse de la ville. À présent, dans le jour naissant (avec le soleil qui attendait toujours en coulisses), ils se mirent parfaitement en place, alignés sur la route du plus vieux au plus jeune, chaque paire de jumeaux se tenant par la main. Les buckas étaient garés sur le côté gauche de la route, leurs roues gauches juste au-dessus du fossé. Le seul vide se situait à la fourche du chemin, là où il se séparait de la Route de l’Est. Formant une ligne clairsemée près des enfants se tenaient les anges gardiens, leur nombre ayant largement dépassé la douzaine, avec l’ajout de Tian, du Père Callahan, de Slightman et de Wayne Overholser. En face d’eux, le long du fossé droit, sur une ligne eux aussi, se trouvaient Eddie, Susannah, Rosa, Margaret Eisenhart et la femme de Tian, Zalia. Chacune des femmes portait une poche en roseau doublée de soie et remplie de plats. Dans les fossés en dessous et à côté d’eux, ils avaient entassé des malles contenant d’autres Orizas. Leur nombre total s’élevait à deux cents.
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