Tenez, prenez ça, vous autres, avec toutes vos théories rationnelles !
Toujours est-il que j’ai un cahier vierge près de mon lit, ce qui fait que j’y note des tas de rêves ou de bribes de rêves, sans vraiment me réveiller. Ce matin, j’avais écrit : Vois la TORTUE comme elle est ronde, sur son dos repose le monde. Son esprit, quoique lent, est toujours très gentil. Il tient chacun de nous dans ses nombreux replis. Pas terrible, côté poésie, me direz-vous. D’accord, mais pas mal pour un type aux trois quarts endormi quand il a écrit ces lignes !
Tabby ne me lâche pas, elle dit que je bois trop. Elle a raison, j’imagine, mais…
10 juin 1986 (Lovell/Chemin du Dos de la Tortue)
Mon vieux, quelle chance j’ai qu’on ait acheté cette maison ! Au départ la somme m’a fait peur, mais je n’ai jamais aussi bien écrit qu’ici. Et — ça fout les jetons, mais c’est vrai — je crois que j’ai envie de me remettre à l’écriture de La Tour Sombre. Au fond de mon cœur, je pensais que ça ne se ferait jamais, mais hier soir, alors que j’allais acheter de la bière au centre commercial, j’ai presque entendu Roland me dire : « Il existe de nombreux mondes et de nombreux récits, mais le temps presse. »
J’ai fini par faire demi-tour et je suis rentré. Je ne me rappelle plus la dernière fois que j’ai passé une soirée sans une goutte d’alcool, mais celle-ci fait partie de cette espèce en voie de disparition. C’est le coup de massue, quand je me mets pas une mine. Ce qui est bien triste, je dirais.
13 juin 1986
Je me suis réveillé au beau milieu de la nuit, avec la gueule de bois et l’envie de pisser. Alors que je me tenais devant la cuvette, j’ai presque vu Roland de Gilead. Qui me disait de commencer par la scène des homarstruosités. C’est ce que j’ai fait.
Je sais parfaitement ce qu’ils sont.
15 juin 1986
J’ai commencé aujourd’hui le nouveau roman. J’ai du mal à croire que je me sois remis à la veine « Le Bon, la Brute et le Truand », mais dès la première page, c’est tombé juste. Merde, dès le premier mot. J’ai décidé de faire une structure assez proche de celle d’un conte de fées : Roland marche le long de la Mer Occidentale, il est de plus en plus mal en point, et il découvre une série de portes qui mènent à notre monde. Et derrière chacune d’entre elles, il y a un nouveau personnage. Le premier sera un junkie défoncé du nom d’Eddie Dean…
16 juillet 1986
Je n’y crois pas. Je veux dire, j’ai le manuscrit devant moi sur mon bureau, alors il faut bien le croire, mais je n’y arrive pas. J’en ai écrit 300 PAGES !! Rien que le mois dernier, et il y a tellement peu de corrections que c’en est flippant. Jamais je ne me suis pris pour un de ces auteurs qui se gargarisent en disant qu’ils ont anticipé chaque scène et chaque retournement de l’intrigue, mais je n’ai jamais non plus écrit de livre qui me vienne aussi naturellement. Il me monopolise complètement depuis le premier jour. Et tu sais, il me semble que plein de choses que j’ai écrites avant (tout particulièrement Ça) étaient comme des « coups d’essai », comme un entraînement me préparant à cette histoire-là. Jamais je n’avais repris un texte abandonné depuis quinze ans ! Je veux dire, j’ai un peu retravaillé les nouvelles qu’Ed Ferman a publiées dans F & SF, et j’ai remis une couche pour Le Pistolero quand Ed Grant l’a édité, mais ça n’avait rien à voir avec ce que je fais en ce moment. J’en rêve même, de cette histoire. Il y a des jours où j’aimerais réussir à arrêter de boire, mais je vais te dire une bonne chose : j’ai presque peur d’arrêter.
Je sais que l’inspiration ne coule pas de la bouteille, mais il y a quelque chose…
J’ai peur, d’accord ? J’ai l’impression qu’il y a quelque chose — quelque chose — qui veut m’empêcher de terminer ce livre. Qui ne voulait même pas que je le commence. Bon, je sais que c’est de la folie (« un truc d’horreur à la Stephen King », ha ha), mais en même temps ça m’a l’air très réel. Heureusement, personne ne lira sans doute jamais ce journal ; sinon ils me mettraient hors jeu. Qui voudrait d’un type complètement siphonné ?
Je vais l’intituler Les Trois Cartes, je pense.
19 septembre 1986
Ça y est. Les Trois Cartes est terminé. Je me suis saoulé, pour fêter ça. Défoncé, aussi. Et ensuite ? Eh bien, Ça va sortir dans un mois environ, et dans deux jours j’aurai trente-neuf ans. Bon sang, j’ai vraiment du mal à le croire. J’ai l’impression qu’il y a encore une semaine, on vivait encore à Bridgton et les gosses étaient bébés.
Ah, putain. Il est temps que je m’arrête. Voilà que l’écrivain donne dans la guimauve.
19 juin 1987
Aujourd’hui, Donald Grant m’a fait parvenir mon premier exemplaire des Trois Cartes. Le produit fini est vraiment beau. J’ai aussi décidé de poursuivre avec NAL et de faire paraître les deux volumes de La Tour Sombre en poche — donnons aux gens ce qu’ils attendent. Pourquoi pas, en fait ?
Bien sûr, je me suis saoulé pour fêter ça… Mais, de nos jours, qui a encore besoin d’un prétexte ?
C’est un bon bouquin, mais j’ai encore l’impression de ne pas en avoir écrit une ligne, qu’il s’est contenté de jaillir de moi, comme le cordon ombilical du nombril d’un nourrisson. Ce que j’essaie de dire, c’est que le vent souffle, le berceau se balance, et que parfois il me semble que rien là-dedans ne m’appartient, et que je ne suis rien d’autre que la putain de secrétaire de Roland de Gilead. Je sais que ça n’a pas de sens, mais une partie de moi y croit. Sauf que peut-être que Roland a un patron, lui aussi. Le ka ?
J’ai effectivement tendance à me sentir déprimé, quand je jette un regard sur ma vie : la picole, la drogue, le tabac. Comme si j’essayais bel et bien de me tuer. Ou comme si quelque chose…
19 octobre 1987
Ce soir je suis à Lovell, dans la maison du Chemin du Dos de la Tortue. Je suis venu me réfugier ici pour réfléchir à ma vie. Il faut que je change quelque chose, mon vieux, parce que sinon je ferais aussi bien de me faire sauter le caisson tout de suite.
Il faut que quelque chose change.
Ce qui suit, tiré de La Voix de la Montagne de North Conway (New Hampshire), était collé dans le journal de l’écrivain, et daté du 12 avril 1988 :
LES SOCIOLOGUES LOCAUX REJETTENT LA THÉORIE DES « ENTRANTS »
PAR LOGAN MERRILL
Depuis au moins dix ans, les Montagnes Blanches regorgent de récits d’apparitions d’« entrants », ces créatures qui pourraient bien être des extraterrestres, des voyageurs dans le temps ou même des êtres « venus d’une autre dimension ». Au cours d’une conférence haute en couleur, hier soir à la Bibliothèque Municipale de High Conway, l’auteur notamment de Pairs et origines des mythes, le sociologue Henry K. Verdon, s’est servi du phénomène des Entrants comme illustration de la naissance et de la propagation des mythes. Il a notamment souligné le fait que les « Entrants » avaient probablement été inventés par des adolescents des villes limitrophes du Maine et du New Hampshire. Il a aussi émis l’hypothèse que le passage de clandestins à la frontière nord du Canada puis traversant la Nouvelle-Angleterre ait inspiré les mythes en question, devenus tellement répandus.
« Il me semble que nous savons tous, a précisé le professeur Verdon, que ni le Père Noël, ni la Petite Souris, ni les êtres surnommés « entrants » n’existent. Pourtant ces récits
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