— Oui, docteur.
Les lèvres de la chose se mirent à trembler, puis découvrirent une double rangée de crocs. S’agissait-il d’une grimace, ou d’un sourire ?
Scowther se tourna vers eux, retrouvant une once de son arrogance passée.
— Restez tous exactement où vous êtes, jusqu’à ce que je vous dise quoi faire. Aucun de nous ne sait précisément ce qui nous attend. Tout ce que nous savons, c’est que cet enfant appartient au Roi Cramoisi lui-même…
À ces mots, Mia poussa un hurlement strident. Un hurlement de douleur et de révolte mêlées.
— Espèce d’idiot, fit Sayre.
Il leva la main et gifla Scowther avec une telle force que ses cheveux voletèrent et que des gouttelettes de sang allèrent éclabousser le mur blanc.
— Non ! s’écria Mia.
Elle tenta de se redresser sur les coudes, échoua et retomba sur l’oreiller.
— Non ! Vous disiez que je pourrais l’élever ! Oh, s’il vous plaît… rien qu’un petit peu, pas longtemps, je vous en prie…
C’est alors que la douleur la plus atroce la chavira — les chavira toutes deux, les engloutissant complètement. Elles hurlèrent en tandem, et Susannah n’eut pas besoin d’attendre les commentaires de Scowther, qui lui ordonnait de pousser , de pousser MAINTENANT !
— Il arrive, docteur ! s’écria l’infirmière, à la fois nerveuse et extasiée.
Susannah ferma les yeux et poussa de toutes ses forces et lorsqu’elle sentit la douleur s’échapper d’elle comme de l’eau jaillissant en tourbillonnant dans un tuyau noir, elle ressentit le chagrin le plus intense qu’elle ait jamais connu. Car c’était en Mia que s’enfuyait le bébé. Les tout derniers mots du message vivant que le corps de Susannah avait été conçu pour transmettre. C’était la fin. Quoi qu’il se passe ensuite, c’était la fin de cette étape, et Susannah Dean émit un gémissement de soulagement et de regret mêlés. Un gémissement qui était presque un chant.
Et c’est ainsi, sur les ailes de ce chant, que Mordred Deschain, fils de Roland (et d’une autre, répétez tous Discordia), vint au monde.
SOLISTE :
Commala-vienne-kass !
L’enfant est là enfin !
Entonne ton chant, chante-le bien
L’enfant est là, regarde-le bien.
CHŒUR :
Commala-vienne-kass,
Le pire est en chemin.
La Tour tremble sur ses bases ;
L’enfant est là, enfin.
FIN
EXTRAITS DU JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN
12 juillet 1977
Bon sang, ça fait du bien d’être de retour à Bridgton. Ils sont toujours très sympas avec nous, à Nanaville, comme dirait Joe, mais Owen a été insupportable presque tout le long. Il va mieux depuis qu’on est arrivés. On ne s’est arrêtés qu’une fois, à Waterville, pour prendre de la bouffe à La Femme Silencieuse (d’ailleurs la qualité est plutôt en baisse, au passage).
Bref, j’ai tenu la promesse que je m’étais faite à moi-même et j’ai tout retourné pour retrouver cette histoire, La Tour Sombre, dès que je suis rentré. J’étais sur le point d’abandonner, quand j’ai mis la main sur les pages que je cherchais, au fin fond du garage, sous une caisse de vieux catalogues de Tab. Avec l’humidité, ça fait vraiment fonte des neiges, ce coin-là, et ces drôles de pages bleues sentent un peu le moisi, mais l’exemplaire est parfaitement lisible. J’ai fini de le parcourir, puis je m’y suis mis et j’ai ajouté un court passage à la partie du relais (quand le Pistolero rencontre Jake, le gamin). Je me suis dit que ça pourrait être rigolo de placer une pompe à eau qui marche à l’énergie atomique, alors je me suis empressé de le faire. Normalement, retravailler un vieux texte est aussi appétissant que l’idée de manger un sandwich au pain moisi, mais cette fois-ci ça m’a paru totalement naturel… comme remettre des vieilles chaussures.
Cette histoire, de quoi est-elle censée parler, en fait ?
Je ne me souviens de rien, sauf qu’elle m’est venue il y a très très longtemps. J’étais au volant, on revenait du Nord, toute la famille piquait un roupillon, et je me suis mis à penser au jour où David et moi on avait fugué de chez Tante Ethelyn. On avait prévu de rentrer dans le Connecticut, je crois. Les gramps (c’est-à-dire les grandes personnes) nous avaient pris, bien entendu, et ils nous avaient mis au boulot dans la grange, à scier du bois. La Corvée de Réparation, comme disait l’Oncle Oren. Il me semble qu’il m’était arrivé quelque chose d’effrayant à cette occasion, mais je suis bien infoutu de me rappeler quoi, sauf que c’était rouge. Et j’ai inventé un héros, un pistolero magique, pour me protéger du danger. Il y avait une histoire de magnétisme, aussi, de Rayons de Puissance. Je suis quasiment certain que ç’a été la genèse de cette histoire, mais c’est étonnant comme c’est flou. Mais bon, qui se rappelle tous les petits détails de l’enfance ? Qui le souhaite, d’ailleurs ?
Pas grand-chose d’autre. Joe et Naomi ont fait de la balançoire, et Tab a quasiment finalisé son projet de voyage en Angleterre. Bon sang, cette histoire de pistolero ne veut pas me sortir de la tête !
Je vais te dire ce qu’il lui faut, à ce bon vieux Roland : des amis !
19 juillet 1977
Je suis allé voir La Guerre des Étoiles en moto, ce soir, et je crois que ce sera ma dernière sortie sur cet engin, jusqu’à ce que les choses se calment un peu. J’ai avalé des tonnes d’insectes. Un vrai régime protéiné !
Pendant que j’étais à moto, je n’ai pas arrêté de penser à Roland, mon pistolero tiré du poème de Robert Browning (avec un petit clin d’œil au passage à Sergio Leone, bien sûr). Ce manuscrit est un roman, pas de doute — ou un bout de roman —, pourtant j’ai aussi l’impression que les chapitres sont indépendants les uns des autres. Ou presque. Je me demande si je pourrais les vendre à un de ces magazines de science-fiction ? Peut-être même à Fantasy and Science Fiction , autant dire le Saint-Graal du genre.
C’est sans doute une idée stupide.
À part ça, finale de la Coupe de base-ball (7 à 5 pour la National League). J’étais bien fracassé avant la fin. Tabby pas ravie…
9 août 1978
Kirby McCauley a vendu le premier chapitre de cette vieille Tour Sombre à Fantasy and Science Fiction ! Mon vieux, j’arrive à peine à y croire ! C’est vraiment trop cool ! Kirby dit que d’après lui, Ed Ferman (c’est le rédac-chef) voudra sans doute publier tout ce que j’ai, dans la série de la TS. Il va intituler le premier extrait (« L’homme en noir fuyait à travers le désert, et le Pistolero le suivait », etc. bla bla, bang bang) « Le Pistolero », ce qui n’est pas si bête.
Pas mal, pour une vieille histoire qui croupissait dans un recoin humide de mon garage, pas plus tard que l’année dernière. Ferman aurait dit à Kirby que Roland « faisait vrai », et que c’était rare dans les récits de S-F. Il demande même s’il y aura d’autres épisodes. Je suis sûr qu’il y a encore des tas d’aventures (ou qu’il y en a eu, ou qu’il y en aura — quel est le temps adéquat, quand on parle de récits pas encore écrits ?), même si je ne sais pas du tout lesquelles, encore. Tout ce que je sais, c’est que John « Jake » Chambers y fera son grand retour.
Journée pluvieuse, chaude et humide au bord du lac. Les gosses n’ont pas fait de balançoire. Ce soir, pendant qu’Andy Fulcher gardait les grands, Tab, Owen et moi on est allés au drive-in de Bridgton. Tabby a trouvé le film merdique ( The Other Side of Midnight [27] Film américain de Charles Jarrot (1977), avec Susan Sarandon, John Beck et Marie-France Pisier. (N.d.T.)
, qui date de l’année dernière, en fait), mais je ne l’ai pas entendue supplier qu’on la ramène à la maison. Pour ma part, je me suis surpris à repenser à ce fichu Roland. Cette fois, je réfléchissais à son amour perdu, « Susan, la jeune fille à la fenêtre ».
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