Elle craignit d’avoir vu juste.
Les ténèbres tourbillonnantes. Et quand elle rouvrit les yeux, ce fut pour voir cette lune sauvage veillant sur Discordia, et la lumière rouge pulsatile
(forge du Roi)
à l’horizon.
— Par ici ! lança une voix de femme, tout comme la première fois. Par ici, à l’abri du vent !
Susannah baissa les yeux et constata qu’elle était cul-de-jatte, et assise dans ce même chariot grossier que lors de sa première visite sur l’allure. La même femme, grande et belle, ses cheveux noirs flottant au vent, lui faisait signe. Mia, bien sûr. Et tout ça pas plus réel que les vagues souvenirs que Susannah gardait de la salle de banquet, comme en rêve.
Elle se dit : Fedic, pourtant, était bien réel. Le corps de Mia est bien là-bas, de même que le mien en ce moment même se fait blackbouler dans l’arrière-cuisine du Cochon du Sud, où d’indescriptibles repas se préparent, pour des convives inhumains. L’allure du château est le décor du rêve de Mia, son refuge, son Dogan.
— À moi, Susannah de l’Entre-Deux-Mondes ! Viens à l’abri du vent, et du pouls maléfique du Roi Rouge ! Viens à l’abri du vent, derrière ce merlon !
Susannah secoua la tête.
— Dis ce que tu as à dire, qu’on en finisse, Mia. Il faut qu’on accouche de ce bébé — si fait, d’une manière ou d’une autre, entre nous — et une fois qu’il sera sorti, nous serons quittes. Tu m’as empoisonné la vie, ô combien.
Mia la contempla avec une intensité chargée de désespoir, debout avec son ventre rond soulevant son poncho et le vent tirant ses cheveux en arrière.
— C’est toi qui as pris le poison, Susannah ! C’est toi qui l’as avalé ! Si fait, quand l’enfant n’était encore qu’une graine non éclose au creux de ton ventre !
Était-ce vrai ? Et si ça l’était, laquelle des deux avait invité Mia à entrer, comme le vampire qu’elle était, en réalité ? Était-ce Susannah, ou Detta ?
Aucune des deux, conclut Susannah.
Pour elle, c’était peut-être bien Odetta Holmes. Odetta, qui n’aurait jamais brisé l’assiette des grandes occasions de la vilaine vieille dame bleue. Odetta qui aimait ses poupées, même si la plupart d’entre elles étaient aussi blanches que ses culottes sages en coton blanc.
— Que me veux-tu, Mia, fille de personne ? Parle et qu’on en finisse !
— Bientôt nous serons réunies — si fait, réunies pour de bon, ensemble en couches. Et tout ce que je demande, c’est que, si se présente une occasion pour moi de m’échapper avec mon p’tit gars, tu me prêtes main-forte.
Susannah y réfléchit. Dans les étendues rocailleuses et crevassées, les hyènes gloussaient. Le vent tombait peu à peu, mais la douleur qui lui attrapa soudain le bas-ventre à pleines dents était effroyable. Elle vit se peindre sur les traits de Mia une douleur identique, et se répéta que sa vie n’était plus qu’un jeu de miroirs infini. Mais quel mal pouvait faire une promesse de ce genre ? Cette occasion ne se présenterait sans doute pas, mais dans le cas contraire, allait-elle laisser cette chose que Mia voulait appeler Mordred aux mains des hommes du Roi ?
— Oui, dit-elle. D’accord. Si je peux t’aider à en réchapper avec lui, je t’aiderai.
— N’importe où ! s’exclama Mia dans un chuchotement désespéré. Même…
Elle se tut soudain. Elle déglutit. Se força à poursuivre.
— Même dans les ténèbres vaadasch. Car si je devais errer pour toujours avec mon fils à mes côtés, ce ne serait pas une punition.
Peut-être pas pour toi, ma fille, pensa Susannah, mais elle s’abstint de le dire à voix haute. Pour tout dire, elle en avait assez des simagrées de Mia.
— Et s’il n’y a pas moyen de nous libérer, ajouta Mia, tue-nous.
Bien que tout fût silencieux là-haut, à l’exception du vent et des gloussements des hyènes, Susannah sentait son corps bouger, qu’on lui faisait descendre un escalier. Toute la matière du monde réel, séparé d’elles par une membrane diaphane. Pour que Mia ait réussi à la transporter dans ce monde-ci, particulièrement au beau milieu des tourments de l’accouchement, il fallait qu’il s’agisse d’un être d’une puissance hors du commun.
Dommage que cette puissance ne pût être domestiquée, d’une manière ou d’une autre.
Mia parut interpréter le silence prolongé de Susannah comme une certaine réticence, car elle se précipita le long du chemin de ronde circulaire de l’allure, dans ses solides huaraches, et fonça presque sur le chariot grossier et impraticable dans lequel Susannah était engoncée. Elle saisit la jeune femme par les épaules et se mit à la secouer.
— Oui-là ! s’écria-t-elle avec véhémence. Tue-nous ! Mieux vaut être unis dans la mort que…
Elle s’interrompit, puis reprit, d’une voix morne et amère :
— Je me suis fait cozer, depuis le début. N’est-ce pas ?
Et à présent que le moment était venu, Susannah ne ressentait ni colère, ni compassion, ni chagrin. Elle se contenta de hocher la tête.
— Est-ce qu’ils ont l’intention de le manger ? De nourrir ces horribles croûtons avec son cadavre ?
— Je suis pratiquement certaine que non, répondit Susannah.
Pourtant il y avait bien du cannibalisme derrière tout ça.
Quelque part. Son cœur le lui chuchotait.
— Ils se moquent totalement de moi, dit Mia. La nounou, rien de plus, n’est-ce pas comme ça que tu m’as appelée ? Mais même ça, ils ne vont pas me le donner, pas vrai ?
— Tu auras peut-être six mois pour t’occuper de lui, mais même ça…
Elle secoua la tête, puis se mordit la lèvre quand une nouvelle contraction la traversa, transformant tous les muscles de son ventre et de ses cuisses en filaments de verre. Dès que la douleur s’apaisa quelque peu, elle acheva sa phrase.
— J’en doute.
— Alors tue-nous, si on en arrive là. Dis que tu le feras, Susannah, je te prie !
— Et si je fais ça pour toi, Mia, que feras-tu pour moi ? Si tant est que je puisse croire la moindre parole qui sort de ta bouche de menteuse ?
— Je te libérerai, si j’en ai l’occasion.
Susannah y réfléchit, et décida qu’un marché de dupes valait mieux que pas de marché du tout. Elle attrapa les mains agrippées à ses épaules.
— Très bien. Je suis d’accord.
Et comme au cours de leur première palabre en ce lieu, c’est alors que le ciel se déchira, ainsi que le merlon derrière elles et l’air qu’elles échangeaient. Dans la fente, Susannah aperçut un couloir qui tanguait, de l’autre côté. L’image était floue et sombre. Elle comprit qu’elle regardait par ses propres yeux, qu’elle avait presque fermés. Bouledogue et Faucon la tenaient toujours. Ils l’emmenaient vers la porte au bout du couloir — toujours, depuis l’arrivée de Roland dans sa vie, il y avait eu une porte à atteindre — et elle se dit qu’ils devaient croire qu’elle s’était évanouie. Et elle se dit aussi que c’était le cas, en un sens.
Puis elle fut soudain de retour dans ce corps hybride, avec ses jambes blanches… qui savait quelle proportion de sa peau brune était maintenant devenue blanche ? Elle se réjouissait qu’au moins cette situation-là soit sur le point de prendre fin. C’est bien volontiers qu’elle échangerait ces jambes blanches, si fortes fussent-elles, contre un peu de tranquillité d’esprit.
Contre un peu de tranquillité dans son esprit.
DIX-NEUF
— Elle revient à elle, grommela quelqu’un.
Celui à tête de bouledogue, crut reconnaître Susannah. Non pas que ça ait la moindre importance. Sous le masque, ils avaient tous l’air de rats humanoïdes avec de la fourrure qui pointait à travers leur chair croustillante.
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