Il y avait écrit : JE REVIENDRAI. NE T’INQUIÈTE PAS POUR MOI.
Évidemment, un petit garçon est incapable de comprendre à quel point une telle recommandation est vaine quand on l’adresse à une mère.
Tim se garda de toucheraux mules de Kells, trop irascibles à son goût. L’exact contraire des deux bêtes que son père avait élevées lui-même. Misty et Bitsy étaient des femelles, capables en théorie de procréer, mais si Ross avait choisi de ne pas les stériliser, c’était uniquement pour les garder d’humeur égale.
— Non, elles n’auront jamais de petit mulet, avait-il dit à Tim quand il avait eu l’âge de poser la question. Des bêtes comme elles ne sont pas faites pour ça et, quand elles mettent bas, il est rare que le résultat soit de bon aloi.
Tim choisit Bitsy, sa préférée depuis toujours, la mena jusqu’au portail par la bride puis l’enfourcha à cru. La première fois que son pa l’avait juché sur cette monture, ses pieds lui battaient les flancs, mais aujourd’hui, ils touchaient presque terre.
Bitsy commença par avancer sans entrain, mais lorsque le tonnerre s’éloigna et que la pluie s’atténua, elle releva un peu les oreilles. Elle n’avait pas l’habitude de sortir la nuit, mais, comme Misty et elle étaient restées trop souvent enfermées depuis la mort du Grand Ross, elle semblait impatiente de…
Peut-être qu’il n’est pas mort.
Cette idée explosa dans l’esprit de Tim comme une fusée de feu d’artifice et il se sentit un instant plein d’espoir. Peut-être que le Grand Ross était toujours vivant et errait quelque part dans la Forêt sans Fin…
Ouair, et peut-être que la lune est une meule de fromage, comme me le racontait mama quand j’étais tout petit.
Mort. Il le savait au fond de son cœur, tout comme il l’aurait su si le Grand Ross était en vie. Mama l’aurait su, elle aussi. Elle l’aurait su au fond de son cœur et jamais elle n’aurait épousé ce… ce…
— Cette brute.
Bitsy dressa les oreilles. Ils venaient de passer devant la maison de la Veuve Smack, sise à l’extrémité de la grand-rue, et l’odeur de forêt se faisait plus forte : l’arôme léger et épicé des florus, le fumet plus lourd, plus soutenu des arbres de fer. S’engager tout seul sur la piste, quand on avait son âge et qu’on ne possédait rien pour se défendre, même pas une hache, c’était de la folie pure. Tim le savait, mais il poursuivit sa route.
— Cette brute épaisse !
Cette fois-ci, il parla d’une voix si basse qu’on aurait dit un grondement.
Bitsy connaissait le cheminet n’hésita pas un instant lorsque la Route de L’Arbre se rétrécit au niveau des bosquets de florus. Pas plus que lorsqu’elle déboucha sur les premiers arbres de fer. Mais en arrivant dans la Forêt sans Fin proprement dite, Tim fit halte le temps d’attraper dans son sac la lampe à pétrole qu’il avait prise dans la grange. Le petit réservoir de fer-blanc enchâssé dans sa base était plein, ce qui lui garantissait une heure de lumière. Deux s’il en usait avec parcimonie.
Il craqua une allumette sur son ongle (un truc que son pa lui avait appris), tourna la molette au-dessus du réservoir et inséra l’allumette dans la petite fente qu’on appelait portemarie. Une lueur blanc-bleu entra en éclosion. Tim leva la lampe et poussa un hoquet de surprise.
Il était souvent venu dans ce coin avec son père, mais jamais durant la nuit, et ce qu’il vit était si impressionnant qu’il envisagea de faire demi-tour. Comme on était relativement près de la civilisation, il ne restait plus que des souches des plus beaux arbres de fer, mais ceux qui subsistaient apparaissaient comme des colosses comparés au petit garçon sur sa mule. Aussi raides, aussi solennels que des anciens Manni lors d’une cérémonie funèbre (Tim en avait vu dans un des livres de la Veuve Smack), ils se dressaient bien au-delà du fragile globe de lumière qui entourait sa misérable lampe. Leurs troncs étaient parfaitement lisses sur une hauteur de quarante pieds. Ensuite, leurs branches se tendaient vers le ciel comme des bras implorants, projetant sur la piste étroite des ombres en toile d’araignée. Il était possible de progresser entre ces arbres qui, à ce niveau, n’étaient guère plus que de grands poteaux noirs. Mais il était également possible de se couper la gorge avec une pierre bien affûtée. L’étourdi qui s’éloignait de la Piste du Bois de Fer — ou qui poursuivait après sa fin — ne tarderait pas à se perdre dans un véritable dédale où il risquait de mourir de faim. S’il ne se faisait pas dévorer avant, bien entendu. Comme pour lui rappeler ce danger, un sinistre gloussement monta des ténèbres.
Tim se demanda ce qu’il faisait là, alors qu’un lit bien chaud avec des draps propres l’attendait dans le cottage où il avait grandi. Puis il toucha la pièce porte-bonheur de son père (désormais pendue à son cou) et sa résolution se raffermit. Bitsy regardait autour d’elle comme pour lui demander : Eh bien ? Où on va ? On avance ou on recule ? C’est toi le patron, tu sais.
Tim doutait d’avoir le courage d’éteindre la lampe, mais il serra les dents et, bientôt, se retrouva dans l’obscurité. S’il ne voyait plus les arbres de fer, il les sentait qui se massaient tout autour.
Mais quand même : en avant.
Il pressa les flancs de Bitsy, fit claquer sa langue, et Bitsy se remit en route. À en juger par la régularité de son allure, elle foulait l’ornière creusée à droite de la piste. Et à en juger par sa placidité, elle ne sentait aucun danger à proximité. Du moins pas encore, et puis, réflexion faite, qu’est-ce qu’une mule savait du danger ? C’était lui qui était censé l’en protéger. C’était lui le patron, après tout.
Oh ! Bitsy. Si tu savais…
Où était-il arrivé ? Devait-il encore poursuivre ? Jusqu’où irait-il avant de renoncer à cette folie ? Sa mère n’avait plus personne au monde excepté lui, alors jusqu’où irait-il ?
Il avait l’impression d’avoir parcouru dix roues, voire davantage, depuis qu’il avait laissé derrière lui le parfum des florus, mais il savait que c’était faux. Tout comme il savait que les bruissements dans les branches étaient l’œuvre du vent de la Terre Vide et non d’une bête qui le traquait, la gueule béante, salivant déjà à l’idée de le dévorer pour son dîner. Il le savait pertinemment, alors pourquoi ce vent lui faisait-il l’effet d’un souffle ?
Je compte jusqu’à cent, et ensuite demi-tour, se dit-il, mais lorsqu’il arriva à cent sans que rien n’ait bougé dans les ténèbres absolues qui l’entouraient, hormis lui-même et sa brave petite mule (sans oublier la bête qui nous suit et qui se rapproche sans répit, ajouta une partie moqueuse de son esprit), il décida d’aller jusqu’à deux cents. Arrivé à cent quatre-vingt-sept, il entendit une branche craquer. Il alluma la lampe, la leva bien haut et regarda alentour. Les ombres menaçantes semblèrent se déployer puis bondir sur lui. Et vit-il quelque chose battre en retraite face à la lumière ? Aperçut-il l’éclat d’un œil rouge ?
Sûrement pas, mais…
Tim siffla entre ses dents, éteignit la lampe pour économiser le pétrole et fit claquer sa langue. Il dut s’y prendre à deux fois. Bitsy, de placide, devenait un peu nerveuse. Mais, sage et obéissante comme elle l’était, elle exécuta l’ordre qu’on lui donnait et se remit en marche. Tim se remit à compter et ne tarda pas à atteindre deux cents.
Maintenant, je vais faire un compte à rebours, et si je ne l’ai pas vu à zéro, je ferai demi-tour.
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