Le Collecteur attrapa la lampe de Tim, en tourna la molette au maximum et la leva bien haut. Le serpent s’était laissé descendre sur presque toute sa longueur. Mais ses trois derniers pieds — la section au bout de laquelle était plantée sa tête triangulaire — oscillaient doucement de droite à gauche. Ses yeux d’ambre se rivèrent aux yeux bleus de Tim. Sa langue se darda — slurp ! — et, l’espace d’un instant, Tim entrevit deux longs crocs incurvés. Ils accrochèrent la lueur de la lampe.
— Va sur la gauche, conseilla le Collecteur. Je t’accompagne pour monter la garde.
— Vous ne pouvez pas la vider vous-même ? Je veux retourner auprès de ma mère. Je dois …
— Ce n’est pas à cause de ta mère que je t’ai fait venir ici, jeune Tim. (Le Collecteur sembla devenir gigantesque.) Fais ce que je te dis.
Tim attrapa la bassine et traversa la clairière. Le Collecteur le suivit, la lampe à la main, et s’interposa entre lui et le serpent. Ce dernier tournait sa tête vers eux, mais ne semblait pas enclin à les suivre, alors qu’il aurait pu le faire sans peine en passant d’une branche à l’autre, tant elles étaient étroitement enchevêtrées.
— Ce chicot fait partie de la concession Cosington-Marchly, dit le Collecteur sur le ton de la conversation. Peut-être as-tu vu l’écriteau.
— Si fait.
— Un garçon qui sait lire, c’est un trésor pour la Baronnie. (Le Collecteur était si près de Tim à présent que celui-ci en eut la chair de poule.) Un jour, tu paieras de fortes taxes — à supposer bien sûr que tu ne périsses pas dans la Forêt sans Fin, cette nuit… ou la prochaine… ou alors la suivante. Mais pourquoi guetter la tempête alors qu’elle est encore derrière l’horizon, hein ?
« Tu sais à qui appartient cette concession, mais j’en sais un peu plus que toi. Ce que je sais, je l’ai appris en faisant ma tournée, en même temps que l’histoire de Frankie Simon et de sa jambe cassée, du bébé des Wyland et de sa fièvre, des vaches des Riverly, décimées par la maladie du lait — sauf qu’ils m’ont menti effrontément, on ne me la fait pas, à moi —, et de quantité d’autres banalités tout aussi passionnantes. Que les gens sont bavards ! Mais voici où je veux en venir, jeune Tim. J’ai appris qu’au début de la Pleine Terre Peter Cosington s’était fait coincer sous un arbre qui est mal tombé. Ça leur arrive de temps à autre, surtout aux arbres de fer. Car les arbres de fer sont capables de penser , tu peux m’en croire, et c’est pour cela que la tradition exige qu’on implore leur pardon avant de les abattre.
— Je suis au courant pour l’accident de Cosington, dit Tim. (En dépit de son angoisse, il était curieux de savoir où allait mener cette conversation.) Ma mama leur a préparé de la soupe, alors qu’elle portait le deuil de mon pa à ce moment-là. L’arbre lui est tombé sur le dos, mais il ne l’a pas écrasé. Ça l’aurait tué. Et alors ? Il va mieux maintenant.
Ils étaient arrivés près du ruisseau, mais l’odeur était moins forte à cet endroit de la berge et Tim ne voyait aucune bestiole dans l’eau. C’était une bonne chose, mais le pooky continuait de les dévorer des yeux.
— Ouair, Cosie le Costaud a repris le boulot et nous disons tous grand merci. Mais pendant qu’il gardait le lit — il a été blessé deux semaines avant que ton pa rencontre le dragon et déclaré guéri six semaines après —, ce chicot est resté désert, ainsi d’ailleurs que la totalité de la concession Cosington-Marchly, vu qu’Ernie Marchly ne fait pas les choses comme ton beaupa. À savoir qu’il ne va jamais sur la Piste du Bois de Fer sans son associé. La différence, bien entendu, c’est qu’Ernie le Lambin en a un, d’associé.
Tim se rappela la pièce pendue à son cou et la raison de sa présence ici.
— Il n’y avait pas de dragon ! S’il y en avait eu un, il aurait tout brûlé, y compris la pièce porte-bonheur de mon pa ! Et qu’est-ce qu’elle faisait dans la malle de Kells ?
— Vide ma bassine, jeune Tim. Comme tu le constateras, il n’y a pas de bestioles dans l’eau pour t’embêter. Non, pas ici.
— Mais je veux savoir…
— Ferme ton caquet et vide ma bassine, car tu ne sortiras pas de cette clairière tant qu’elle sera pleine.
Tim s’agenouilla pour obtempérer, impatient d’en avoir fini avec cette corvée. Il se fichait bien de Peter Cosington le Costaud, et c’était sans doute aussi le cas de l’homme à la cape noire (si c’était bien un homme). Il ne cherche qu’à me taquiner, ou alors à me torturer. Peut-être que c’est la même chose pour lui. Mais dès que cette saleté de bassine sera vide, j’enfourche Bitsy et je retourne au galop à la maison. Qu’il essaie seulement de m’arrêter. Qu’il ess…
Le fil de ses pensées se cassa net, comme une brindille sous une botte. Il lâcha la bassine qui tomba dans l’herbe. Il n’y avait pas de bestioles dans cette partie du ruisseau, le Collecteur avait dit vrai sur ce point, et l’eau était aussi claire que celle qui jaillissait de la source derrière leur cottage. Mais à six ou huit pouces sous la surface gisait le cadavre d’un homme. Ses vêtements étaient réduits à des lambeaux agités par le courant. Ses paupières avaient disparu, ainsi que la plus grande partie de ses cheveux. Son visage et ses bras, jadis hâlés, étaient d’une blancheur d’albâtre. Mais, cela mis à part, le corps du Grand Jack Ross était parfaitement conservé. N’eût été la vacuité de ces yeux sans paupières, Tim aurait pu croire que son père allait se redresser, tout dégouttant, et le prendre dans ses bras.
Le pooky fit un nouveau slurp .
À ce bruit, quelque chose se brisa en lui et il se mit à hurler.
Le Collecteur obligeait Timà avaler du liquide. Il tenta de lui résister, mais en vain. Le Collecteur se contenta de lui tirer les cheveux et, lorsqu’il poussa un cri, en profita pour lui insérer le goulot d’une flasque entre les dents. Un fluide de feu coula dans sa gorge. Ce n’était pas de l’alcool, car cela le calma plutôt que de le griser. Bizarrement, il avait l’impression d’être un intrus dans son propre crâne.
— Cette potion cessera d’agir dans dix minutes et je te laisserai partir, dit le Collecteur.
Toute jovialité avait disparu de sa voix. Il cessa de l’appeler « jeune Tim » ; il cessa même de prononcer son nom.
— Maintenant, ouvre bien tes oreilles et écoute-moi. C’est à Tavares, à quarante roues d’ici, que j’ai entendu parler d’un bûcheron qui se serait fait rôtir par un dragon. Cette histoire était sur toutes les lèvres. Une femelle, aussi grande qu’une maison, prétendait-on. Je savais que c’étaient des conneries. Peut-être subsiste-t-il encore un tygre dans cette partie de la forêt…
En disant cela, le Collecteur esquissa un rictus des plus fugace.
— … mais un dragon, jamais de la vie. Ça fait dix fois dix années qu’on n’en a pas vu un seul aussi près de la civilisation, et jamais on n’en vit un qui soit aussi grand qu’une maison. Cela a donc éveillé ma curiosité. Pas parce que le Grand Ross est un contribuable — était , devrais-je dire —, encore que j’aurais expliqué ainsi mon intérêt si quelque membre de la populace édentée avait été assez gâche pour me poser la question. Non, je suis curieux, voilà tout, et mon plus grand vice a toujours été de vouloir percer des secrets. Un jour, cela causera ma mort, je n’en doute point.
« La nuit dernière, avant d’entamer ma tournée, j’ai déjà campé au bord de la Piste du Bois de Fer. Sauf que je suis allé jusqu’au bout de ladite piste. Les écriteaux que l’on trouve avant le Fagonard portent les noms de Ross et de Kells. C’est dans leurs concessions que j’ai empli ma bassine, juste avant les marécages, et qu’ai-je donc vu dans l’eau ? Un écriteau portant les noms Cosington-Marchly. J’ai remballé ma gunna , j’ai enfourché Blackie et je suis revenu ici, juste pour fouiner un peu. Il était inutile de consulter à nouveau la bassine ; j’ai vu que notre ami le pooky hésitait à s’aventurer dans ce coin, et j’ai vu que les bestioles n’avaient pas pollué cette partie du courant. Ce sont des nécrophages plutôt voraces, mais, à en croire les contes de bonnes femmes, elles ne touchent pas aux chairs d’un homme vertueux. Les bonnes femmes se trompent souvent, mais pas sur ce point-là. L’eau fraîche l’a bien conservé et, s’il ne semble porter aucune marque, c’est parce que son meurtrier l’a frappé par derrière. J’ai vu en le retournant que son crâne était défoncé, mais je l’ai remis dans sa position initiale afin de t’épargner cette vision. (Le Collecteur marqua une pause puis ajouta :) Et aussi afin qu’il te voie, si son essence s’est attardée auprès de son enveloppe charnelle. Les bonnes femmes ne sont pas d’accord sur ce point. Est-ce que ça va, Tim, ou est-ce que tu veux une autre dose de nen ?
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