Parfois — le plus souvent lorsqu’il empilait des planches dans l’un des grands hangars de la scierie —, Tim se demandait si la vie ne serait pas plus belle si son nouveau beaupa tombait sur un serpent ou un wervel . Voire sur un vurt , ces saletés volantes qu’on appelait aussi les oiseaux-balles. C’était une de ces créatures qui avait tué le père de Bern Kells en le transperçant net d’un coup de bec.
Tim chassait ces mauvaises pensées avec une grimace horrifiée, surpris de les trouver dans un coin de son cœur — un coin sombre . Son père aurait honte de lui, il en était sûr. Et peut-être était-ce vrai, car on disait que ceux qui sont entrés dans la clairière au bout du sentier connaissent tous les secrets que les vivants cachent avec soin.
Au moins l’haleine de son beau-père avait-elle cessé de sentir le graf , et personne — ni Willem-les-Blés ni un autre — ne prétendait avoir vu le Grand Kells sortir du Saloon de Gitty en titubant à l’heure de la fermeture.
Il a fait une promesse et il la tient, se dit Tim. Et le montant du lit de mama ne bouge plus, vu qu’elle n’a plus de bleus. La vie redevient belle. C’est l’essentiel.
Lorsqu’il rentrait à la maison à l’issue d’une journée de travail, sa mère lui avait déjà préparé son souper. Le Grand Kells arrivait plus tard, car il faisait une halte au bord du ruisseau pour laver ses mains, ses bras et son cou couverts de sciure, et c’était à son tour de manger. Il avalait des quantités phénoménales de nourriture, demandait du rabiot que Nell se hâtait de lui servir. Ce faisant, elle ne disait pas un mot ; si elle ouvrait la bouche, son nouveau mari ne lui répondait que par des grognements. Ensuite, il allait dans le réduit, s’asseyait sur sa malle et fumait.
Parfois, Tim levait les yeux de son ardoise, cessant un instant de travailler sur le problème de mathmatica que lui avait posé la Veuve Smack, et voyait les yeux de Kells posés sur lui derrière un écran de fumée. Son regard avait quelque chose de déconcertant, et Tim prit l’habitude de travailler dehors, alors même que le froid gagnait peu à peu L’Arbre et que le crépuscule tombait chaque jour un peu plus tôt.
Un soir, sa mère vint s’asseoir à côté de lui sur le perron et lui passa un bras autour des épaules.
— L’année prochaine, tu retourneras à l’école avec sai Smack, Tim. Je te le promets. Il finira par se laisser convaincre.
Tim la remercia en souriant, mais il n’était pas dupe. L’année prochaine, il travaillerait toujours à la scierie, mais il serait assez grand pour transporter des planches en plus de les empiler, et il n’aurait plus le temps de résoudre des problèmes, car il travaillerait cinq jours par semaine et non plus trois. Et peut-être même six. L’année d’après, il travaillerait aussi au débitage, et peut-être même manierait-il la scie comme un homme. Dans quelques années, il serait devenu un homme et, le soir venu, la fatigue l’empêcherait de lire les livres de la Veuve Smack, même si elle consentait encore à lui en prêter, et les chiffres bien ordonnés de la mathmatica s’enfuiraient de son esprit. Ce Tim Ross presque adulte ne penserait qu’à aller se coucher une fois son souper englouti. Il se mettrait à fumer la pipe et, peut-être, à apprécier le graf et la bière. Sous ses yeux, le sourire de sa mère deviendrait plus pâle, son regard moins vif.
Et tout cela grâce à Bern Kells.
La Moisson était passée ;la Lune du Chasseur pâlit, crût puis devint un arc ; les premiers vents de la Terre Vide soufflèrent de l’ouest. Et alors qu’on commençait à croire qu’il ne viendrait plus, le Collecteur de la Baronnie entra dans L’Arbre comme apporté par la bise, juché sur son grand cheval noir et aussi maigre que la Mort. Sa lourde cape noire flottait autour de lui ainsi que l’aile d’une chauve-souris.
Sous son chapeau à larges bords — aussi noir que sa cape —, son visage livide ne cessait de se tourner de-ci de-là, repérant tantôt une clôture neuve, tantôt un troupeau grossi d’une vache ou de trois. Les villageois allaient payer la taxe, que ça leur plaise ou non, sinon leur terre serait saisie au nom de Gilead. Même en ces temps anciens, peut-être, il se murmurait que cela n’était pas juste, que les taxes étaient trop élevées, qu’Arthur Eld était mort depuis belle lurette (si tant est qu’il ait jamais existé) et que l’écot de l’Alliance avait été douze fois versé, en sang comme en argent. Peut-être attendait-on déjà la venue d’un Homme de Bien, qui donnerait la force de dire : Il suffit, c’est assez, le monde a changé.
Peut-être, mais ce n’était pas pour cette année, ni même pour les suivantes.
Tard dans l’après-midi, tandis que de lourds nuages boulaient dans le ciel et que les épis de maïs dans le jardin de Nell cliquetaient comme des dents branlantes, sai Collecteur fit passer son grand cheval noir par le portail que le Grand Ross avait monté lui-même (avec l’aide de Tim quand c’était nécessaire). D’un pas lent et solennel, le cheval s’avança jusqu’au perron. Il fit halte, secoua la tête et renâcla. Debout sur le perron, le Grand Kells dut lever la tête pour fixer le visage blafard de son visiteur. Il avait ôté son chapeau et le tenait plaqué contre son torse. Ses cheveux noirs (qui commençaient à grisonner et à se clairsemer, car il aurait bientôt quarante ans et semblait déjà vieux) volaient autour de son crâne. Derrière lui, sur le seuil, se tenaient Nell et Tim. Elle avait passé un bras autour des épaules de son fils et le serrait fort, comme si elle redoutait (était-ce l’intuition d’une mère ?) que le Collecteur le lui vole.
Durant un moment, on n’entendit plus que les claquements de la cape du sinistre visiteur, sans oublier le vent qui gémissait sous les bardeaux de la maison. Puis le Collecteur de la Baronnie se pencha et posa sur Kells de grands yeux noirs qui semblaient ne jamais ciller. Ses lèvres, vit Tim, étaient aussi rouges que celles d’une femme quand elle les peint de garance. Il sortit de sous sa cape non point un tas d’ardoises, mais un rouleau d’authentique parchemin et le déroula de tout son long. Il l’examina, l’enroula et le remit dans la poche où il l’avait trouvé. Puis il braqua ses yeux sur le Grand Kells, qui tiqua et baissa les siens.
— Kells, c’est cela ?
Il avait une voix rauque et sèche, qui donna aussitôt la chair de poule à Tim. Celui-ci avait déjà vu le Collecteur, mais seulement de loin ; son pa avait veillé à le confier à des amis lors des visites annuelles du représentant de la Baronnie. Il comprenait pourquoi maintenant. Nul doute que sa nuit serait peuplée de cauchemars.
— Kells, si fait, répondit Kells.
Bien qu’il se soit efforcé à la jovialité, il ne pouvait pas empêcher sa voix de trembler. Il réussit à lever les yeux.
— Bienvenue, sai . Que vos journées soient longues et…
— Ouair, tout ça, tout ça, coupa le Collecteur avec un geste de la main. (Son regard se porta derrière Kells.) Et… Ross, c’est cela ? Vous étiez trois et n’êtes plus que deux, me dit-on, car le Grand Ross a été victime d’un malheureux événement.
Sa voix était quasiment monocorde. On dirait un sourd essayant de chanter une berceuse, songea Tim.
— C’est cela, fit le Grand Kells. (Il déglutit à grand bruit puis reprit en bredouillant :) Lui et moi, on était dans la forêt, dans une de nos concessions, pas loin de la Piste du Bois de Fer — on en a quatre ou cinq, marquées en bonne et due forme, et j’ai laissé notre marque parce que pour moi il sera toujours mon équipier — et on a été séparés. Puis j’ai entendu siffler. Le genre de sifflement qu’on reconnaît entre mille, celui d’un dragon femelle prenant son souffle avant de…
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