Il leva des yeux rouges dans un masque de vase et de lentilles d’eau vers la forme floue au-dessus de lui et s’écria : « Pourquoi donc vous m’avez sauvé ? »
La réponse le tracassa. Il y repensa tout au long du chemin du retour en pataugeant dans ses souliers. Elle se tapit au fond de son esprit lorsque Glawdys se plaignit de l’état de ses vêtements. Elle ricocha sous son crâne tandis qu’assis près du feu il éternuait d’un nez coupable, parce que Glawdys ne supportait pas non plus de le voir malade. Alors qu’il frissonnait dans son lit, elle s’incrusta dans ses rêves comme un iceberg. Au plus fort de sa fièvre, il marmonna : « Qu’est-ce qu’il a voulu dire par : « POUR PLUS TARD » ? »
* * *
Les torches brillaient dans la cité de Sto Lat. Des escouades entières d’hommes avaient pour tâche de les renouveler en permanence. Les rues flamboyaient. Les flammes crépitantes repoussaient des ombres qui, toutes les nuits et ce depuis des siècles, menaient irréprochablement leurs petites affaires. Elles illuminaient des recoins oubliés où des yeux de rats ahuris étincelaient au fond de leurs trous. Elles forçaient les cambrioleurs à garder la chambre. Elles luisaient dans la brume nocturne, formaient des halos de clarté jaune qui éclipsaient les lueurs froides tombant du Moyeu. Mais surtout, elles éclairaient le visage de la princesse Kéli.
On le voyait partout. Il tapissait la moindre surface plane. Bigadin enfilait au petit galop les rues illuminées, entre des rangées de princesses Kéli placardées sur les portes, les murs et les pignons. Morty regardait, bouche bée, les affiches de sa bien-aimée occuper tous les emplacements où la colle avait pu prendre.
Bien qu’étrangers, le cavalier et son cheval n’avaient l’air d’intéresser personne. La vie nocturne de Sto Lat n’était certes pas aussi colorée ni aussi mouvementée que celle d’Ankh-Morpork, de même qu’une corbeille à papier ne peut rivaliser avec une décharge municipale, mais les rues grouillaient cependant de monde et retentissaient des cris des bonimenteurs, joueurs, marchands de bonbons, artistes de la muscade, belles-de-nuit, voleurs à la tire, voire du commerçant fourvoyé qui n’arrivait plus à réunir assez d’argent pour repartir. Tandis que Morty fendait la foule sur sa monture, ses oreilles captaient des bribes de conversations dans une demi-douzaine de langues différentes ; acceptant la chose dans un état second, il s’aperçut qu’il les comprenait toutes.
Il finit par mettre pied à terre pour mener Bigadin par la bride dans la rue du Mur, où il chercha vainement la maison de Coupefin. Il la trouva malgré tout, mais uniquement parce qu’une bosse dans l’affiche la plus proche proférait des jurons assourdis.
Il avança la main avec précaution et souleva un coin de papier.
« Merfi beaucoup, fit la gargouille-heurtoir. F’est pas croyable, fa. On vit fa petite vie tranquille, et paf, on fe retrouve avec de la colle plein la boufe.
— Où il est, Coupefin ?
— Parti au palais. » Le heurtoir lorgna dans sa direction et lui lança un clin d’œil de fonte. « Des vhommes font venus ferfer toutes fes vaffaires. Après fa, d’autres fe font mis à placarder le portrait de fa petite amie partout. Falopiauds », ajouta-t-il.
Morty rougit.
« Sa petite amie ? »
Le heurtoir, du genre démoniaque, ricana au son de sa voix. On aurait dit des ongles frottés sur une lime.
« Tout vuste, fit-il. V’allaient l’air preffés, ve t’affure. »
Morty était déjà remonté sur Bigadin.
« Dis ! s’écria le heurtoir au moment où il repartait. Dis ! tu n’pourrais pas me dégaver, mon garfon ? »
Morty tira si fort sur les rênes que Bigadin se cabra et dansa follement à reculons sur les pavés, puis il tendit le bras et saisit l’anneau du heurtoir. La gargouille leva les yeux sur sa figure et céda soudain à une vraie trouille de marteau de porte. Le regard de Morty flamboyait comme un creuset, son expression rappelait un fourneau, sa voix contenait assez de chaleur pour vaporiser du fer. Elle ignorait de quoi il était capable, mais elle se dit qu’il valait mieux ne pas le découvrir.
« Comment tu m’as appelé ? » siffla le jeune homme.
Le heurtoir réfléchit à toute vitesse.
« Monfleur ? répondit-il.
— Qu’est-ce que tu m’as demandé ?
— De me dégaver ?
— J’en ai pas envie.
— F’est bien, fit le heurtoir, f’est très bien. Ve m’en fife. V’attendrai. Dégave toi-même, alors. »
Il regarda Morty s’éloigner au petit trot ; il frissonna de soulagement et dans sa nervosité se cogna tout seul doucement contre la porte.
« Il t’a prriiis en grriiippe, couina une charnière.
— Ferme-la, espèfe de gond ! »
* * *
Morty croisa des veilleurs de nuit dont la tâche consistait désormais à secouer des clochettes et à clamer le nom de la princesse, mais sans conviction, comme s’ils avaient du mal à s’en souvenir. Il les ignora parce qu’il écoutait des voix dans sa tête qui disaient :
Elle ne t’a vu qu’une fois, imbécile. Pourquoi s’intéresserait-elle à toi ?
Oui, mais je lui ai tout de même sauvé la vie…
Ça veut dire que sa vie lui appartient, à elle, pas à toi. Et puis, il est mage, l’autre.
Et après ? Les mages, normalement, ils… ils sortent pas avec les filles, ils sont célébrataires…
Célébrataires ?
Ils sont pas censés tu-sais-quoi…
Comment, jamais le moindre tu-sais-quoi ? fit la voix intérieure, et on la devinait qui souriait.
Paraît que c’est pas bon pour la magie, songea aigrement Morty.
Où va se nicher la magie, quand même !
Morty était secoué. Qui tu es ? demanda-t-il.
Je suis toi, Morty. Ton toi intérieur.
Eh ben, j’aimerais sortir de ma tête, y a déjà trop de monde avec moi là-dedans.
D’accord, dit la voix. Je voulais seulement t’aider. Mais souviens-toi, si jamais tu as besoin de toi, tu es toujours là.
La voix s’éteignit.
Bon, se dit amèrement Morty, ça devait bien être moi. Personne d’autre que moi ne m’appelle Morty.
Le choc de cette découverte lui fit oublier que, durant son monologue intérieur, il avait franchi les portes du palais. Bien entendu, des gens les franchissaient tous les jours, les portes du palais, mais pour la plupart, ils demandaient à ce qu’on les ouvre d’abord.
Les gardes de l’autre côté étaient raides de frousse, ils croyaient avoir vu un fantôme. Ils auraient eu bien plus peur s’ils avaient su qu’un fantôme, c’était quasiment ce qu’ils n’avaient pas vu.
Le garde à l’extérieur de la porte de la grande salle avait lui aussi assisté au phénomène, mais il eut le temps de reprendre ses esprits, ou ce qu’il en restait, et de lever sa lance à l’approche de Bigadin qui traversait la cour au trot.
« Halte ! croassa-t-il. Qu’est-ce qui va où ça ? »
Morty l’aperçut enfin.
« Quoi ? » fit-il, toujours perdu dans ses pensées.
Le garde passa la langue sur ses lèvres sèches et recula. Morty se laissa glisser de sa monture et s’avança.
« Je voulais dire : qu’est-ce qui va là ? » récidiva le garde, alliant un entêtement et une bêtise suicidaire qui lui promettaient une promotion rapide.
Morty saisit délicatement la lance et la souleva pour dégager la porte. À cet instant, la lumière d’une torche lui éclaira la figure.
« Morty », répondit-il d’une voix douce.
Ce qui aurait suffit à n’importe quel soldat ordinaire, mais celui-là, c’était de la graine d’officier.
« Je veux dire : ami ou ennemi ? bégaya-t-il en cherchant à se soustraire au regard de l’intrus.
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