George Martin - Le Trône de fer

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Il était une fois, perdu dans un lointain passé, le royaume des Sept Couronnes…
En ces temps nimbés de brume, où la belle saison pouvait durer des années, la mauvaise toute une vie d’homme, se multiplièrent un jour des présages alarmants. Au nord du Mur colossal qui protégeait le royaume, se massèrent soudain des forces obscures ; au sud, l’ordre établi chancela, la luxure et l’inceste, le meurtre et la corruption, la lâcheté et le mensonge enserrèrent inexorablement le trône convoité.
Pour préserver de l’ignominie les siens et la dynastie menacés se dresse alors, armé de sa seule droiture, le duc Stark de Winterfell, aussi rude que son septentrion natal. Mais en dépit du pouvoir immense que vient de lui conférer le roi, a-t-il quelque chance d’endiguer la tourmente qui se lève ?
Dans la lignée des ROIS MAUDITS et d’EXCALIBUR, LE TRÔNE DE FER plonge le lecteur, sans lui laisser reprendre souffle, dans un univers de délices et de feu. L’épique et le chevaleresque côtoient sans cesse le vil et le démoniaque. La bravoure et la loyauté se heurtent à la duplicité et à la fourberie. Mais dans ce tourbillon d’aventures cruelles, ce sont finalement l’amour, la tendresse, l’indestructible force de l’amitié qui rayonnent au-dessus des ténèbres.

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Peut-être, en effet, se souvenait-il. Daenerys, elle, ne le pouvait. Elle n’avait jamais vu ce pays que son frère déclarait leur, ce royaume de l’autre rive. Tous ces noms : Castral Roc, les Eyrié, Hautjardin ou le Val d’Arryn, Dorne ou l’Ile-aux-Faces, dont il se délectait, des mots, pour elle, rien de plus. Car si Viserys était âgé de huit ans lorsque, talonnés par l’Usurpateur, ils avaient dû quitter Port-Réal, elle-même, à l’époque, tressaillait à peine dans le sein maternel.

A force toutefois de se les entendre ressasser, il arrivait qu’elle se représentât la fuite, en pleine nuit, vers Peyredragon, les frissons blêmes de la lune sur la voile noire ; l’affrontement de leur frère Rhaegar avec l’Usurpateur dans les eaux sanglantes du Trident, sa mort pour la femme aimée ; le pillage de Port-Réal par ceux que Viserys nommait les chiens de l’Usurpateur, lord Lannister et lord Stark ; les supplications de la princesse Elia de Dorne quand, arrachant de son sein le fils de Rhaegar, on le massacrait sous ses yeux ; les squelettes polis des derniers dragons béant aveuglément, sur les parois de la salle du trône, alors que le Régicide égorgeait Père avec une épée d’or…

Neuf lunes après ces drames, elle voyait le jour à Peyredragon. Durant un typhon d’été si épouvantable que, non content de manquer rompre, à ce qu’on disait, les amarres de l’île elle-même, il fracassa la flotte targaryenne à l’ancre, arracha aux remparts et précipita dans les flots déchaînés d’énormes blocs de pierre. Et, là-dessus, crime irrémissible aux yeux de Viserys, Mère était morte en la mettant au monde.

De Peyredragon, aucun souvenir non plus. Leur fuite avait repris, juste avant que n’appareillât le frère de l’Usurpateur avec de nouveaux bateaux. Ancien berceau de leur maison, l’île était alors le dernier vestige de sa souveraineté sur les Sept Couronnes. Vestige précaire… Et d’autant plus menacé que la garnison s’apprêtait à vendre les orphelins à l’Usurpateur. Ceux-ci ne durent la vie qu’à la loyauté de ser Willem Darry qui, escorté de quatre braves, les enleva, une nuit, ainsi que leur nourrice, et, faisant force de voiles à la faveur des ténèbres, les mena sains et saufs jusqu’à la côte de Braavos.

Elle se rappelait vaguement ser Willem : un grand diable d’ours gris, à demi aveugle, et qui, depuis son grabat, rugissait des ordres. Mais, s’il terrifiait ses valets, de lui ne connut-elle que la bonté. Il l’appelait « petite princesse », parfois « dame », ses mains avaient la douceur du vieux cuir. Seulement, à vivre toujours alité, l’odeur de maladie lui collait à la peau, une odeur douceâtre, moite, souffreteuse. A Braavos, ils habitaient une grosse maison dont la porte était rouge. Elle y avait une chambre à elle, et sa croisée donnait sur un citronnier. A la mort de ser Willem, le peu d’argent qu’il leur restait leur fut volé par la valetaille, et on ne tarda guère à les expulser. Dieux ! que de larmes quand la porte rouge s’était définitivement refermée sur eux…

Ils n’avaient cessé, depuis lors, d’errer. De Braavos à Myr, de Myr à Tyrosh puis à Qohor, à Volantys, à Lys, sans jamais séjourner longtemps nulle part. Viserys ne l’eût pas permis. A l’en croire, les tueurs à gages de l’Usurpateur ne les lâchaient pas d’une semelle. Sans doute étaient-ils invisibles ?

Au début, patrices, archontes, princes négociants, tout se flattait d’accueillir à sa table et sous son toit les derniers Targaryens mais, au fil des ans, le spectacle de l’Usurpateur toujours titulaire du Trône de Fer avait fermé chaque porte une à une, et l’existence des exilés ne cessa de devenir plus chiche. Peu à peu réduits à liquider les ultimes débris de l’époque faste (même la couronne de Mère y passa), ils se trouvaient désormais si démunis que, dans les venelles et les gargotes de Pentos, on affublait Viserys du sobriquet de « roi gueux ». Quant à celui qui la désignait personnellement, elle préférait l’ignorer.

« Un jour, sœurette, nous rentrerons dans tous nos biens », disait-il volontiers. Ses mains, fébriles dès qu’il en parlait… « Bijoux, soieries, Peyredragon et Port-Réal, le Trône de Fer et les Sept Couronnes, tout ce qu’ils nous ont pris, tu verras, tout ! » Il ne vivait que pour ce jour-là. Alors que l’unique vœu de Daenerys était de revenir dans la grosse maison, de revoir la porte rouge et le citronnier, derrière la croisée, de vivre enfin l’enfance dont jusqu’alors l’avait frustrée la vie.

Entendant heurter discrètement à la porte, elle se détacha de la fenêtre. « Entrez », dit-elle, et, sur une révérence, les servantes s’affairèrent à leur tâche. Illyrio les avait reçues en présent de l’un de ses nombreux amis dothrak. La cité libre de Pentos avait beau prohiber l’esclavage, esclaves elles étaient. Aussi grise et menue qu’une souris, la vieille ne pipait mot. La jeune compensait amplement. Ses yeux bleus, sa blondeur gaillarde et ses seize ans lui valaient la faveur du maître et, tout en travaillant, elle jacassait sans arrêt.

Après avoir empli la baignoire avec l’eau chaude montée de la cuisine, elles y versèrent des essences capiteuses et, une fois dévêtue par leurs soins, Daenerys s’y plongea, au risque de s’ébouillanter, mais sans cri ni grimace. Elle aimait la chaleur et le sentiment de propreté que celle-ci lui procurait. Au surplus, son frère répétait à qui voulait l’entendre que rien n’était jamais trop brûlant pour un Targaryen. « A nous, la demeure du dragon, telle était sa rengaine, dans nos veines coule le feu. »

Sans desserrer les dents, la vieille lui lava sa longue chevelure argentée puis la démêla patiemment, tandis que la jeune, tout en lui frottant le dos, les pieds, lui vantait sa bonne fortune. « Drogo est tellement riche qu’il fait porter même à ses esclaves des colliers d’or. Cent mille cavaliers montent dans son khalasar, et son palais de Vaes Dothrak comporte deux cents pièces dont les portes sont d’argent massif. » Et, sans parler du reste, de tout le reste, quel bel homme que le khal, et si grand, si féroce, si brave au combat, le meilleur cavalier de tous les temps, et quel archer, ah, démoniaque. Daenerys se taisait. Depuis toujours, elle s’attendait, le moment venu, à épouser son frère, car cela faisait des siècles et des siècles, très précisément depuis qu’Aegon le Conquérant s’était donné pour femmes ses propres sœurs, que les Targaryens se mariaient ainsi. Il fallait en effet, Viserys le martelait assez, préserver la pureté de la lignée ; leur sang était le sang royal par excellence, le sang d’or de l’antique Valyria, le sang du dragon. Les dragons s’accouplaient-ils avec le bétail des champs ? Les Targaryens ne compromettaient pas davantage leur sang avec celui d’êtres inférieurs. Et voilà que Viserys envisageait de la vendre à un étranger, un barbare ?

Cependant, les femmes l’aidaient à sortir du bain, et elles entreprirent de l’éponger. La jeune lui brossa les cheveux jusqu’à ce qu’ils prissent l’aspect brillant de l’argent liquide, la vieille la parfuma d’épice-fleur dothrak, une touche à chaque poignet, une derrière chaque oreille, une à la pointe des tétons, une, la dernière, la toute dernière, fraîche, sur les lèvres et, de là, sur la plus stricte intimité. Alors, après lui avoir enfilé les chemises envoyées par maître Illyrio, elles lui passèrent la robe de soie prune censée mettre en valeur ses yeux. Et, pendant que l’une la chaussait de sandales dorées, l’autre la parait d’une tiare puis de bracelets d’or sertis d’améthystes. Vint enfin lui cerner le col un torque massif, d’or également, où serpentaient d’antiques glyphes valyriens.

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