Des hommes d’armes tapissés d’acier coulaient à flots vers une galère qui s’était fracassée au fond d’un bassin. En si grand nombre…, d’où viennent-ils donc ? Parmi les flamboiements de la fumée, il les escorta vaille que vaille du regard jusqu’à la rivière. Vingt galères s’enchevêtraient là, peut-être davantage, comment dénombrer ? Leurs rames se croisaient, leurs coques disparaissaient sous un fouillis de filins, de grappins, elles s’éventraient l’une l’autre avec leurs éperons, s’empêtraient dans des réseaux de gréements effondrés. Un grand rafiot flottait, quille en l’air, entre deux bateaux plus petits. Des épaves, mais si tassées qu’il était sûrement possible de se faufiler de l’une à l’autre et de traverser ainsi la Néra.
Et ils étaient des centaines, la fine fleur de Stannis Baratheon, à faire cela, rien que cela. Tyrion vit même un grand benêt de chevalier s’échiner à le faire monter, malgré la terreur que manifestait son cheval à franchir rames et plats-bords, à se frayer passage sur les ponts de guingois et poisseux de sang où crépitait le feu grégeois. Un sacré pont, que nous leur avons fabriqué là, songea-t-il, consterné. Un pont dont sombraient tels pans, flambaient tels autres et qui branlait, craquait tout du long, prêt à se disloquer d’un instant à l’autre, apparemment, mais qu’ils empruntaient tout de même sans sourciller. « En voilà, des braves ! dit-il à ser Balon avec émerveillement. Allons les tuer. »
Comme il martelait une longue jetée de pierre à la tête de ses propres hommes et de ser Balon parmi les ruisseaux de flammes et les nuées de cendre et de suie, ser Mandon les rejoignit, bouclier démantibulé. Aux tourbillons de fumée se mêlaient des pluies d’escarbilles, et les adversaires ne ripostèrent à la charge qu’en se disloquant pêle-mêle afin de regagner plus vite la rivière, sauf à se bousculer, passer sur le corps, précipiter à l’eau pour grimper à l’abordage du pont. Ils n’y pouvaient accéder que par une de leurs galères, à demi submergée, dont la proue portait Vainc-dragons, et dont la cale s’était embrochée sur l’un des bateaux sabordés par Tyrion dans chacun des bassins. Une pique arborant le crabe rouge Celtigar creva le poitrail du cheval de ser Balon Swann qui vida les étriers, Tyrion frappa l’homme à la tête en le dépassant en trombe et puis n’eut pas le temps de tirer sur les rênes. Son étalon bondit dans le vide à l’extrémité de la jetée, survola un plat-bord en ruine et reprit pied, plouf ! avec un hennissement terrifié, dans trois pouces d’eau. La hache de Tyrion prit l’air en virevoltant, suivie de Tyrion lui-même, vers qui le pont se rua pour lui appliquer une claque humide.
Et ce fut la folie. Le cheval s’était brisé une jambe et poussait des clameurs affreuses. Sans trop savoir comment, le nain parvint à tirer sa dague et à trancher la gorge de la pauvre bête. La fontaine écarlate qui en jaillit lui inonda le torse et les bras. Il finit néanmoins par retrouver ses pieds, par tituber jusqu’à la lisse, et il se surprit en train de se battre à nouveau, de poignarder, de patauger sur des ponts gauchis que balayait l’eau, de voir survenir des hommes qu’il tuait ou blessait ou qui disparaissaient, mais de plus en plus d’hommes, toujours plus d’hommes. Il perdit sa dague au profit d’une pique brisée, fort en peine de dire comment. Il la tenait ferme et frappait, frappait, tout en vomissant des jurons. Des hommes fuyaient devant lui, et il se lançait à leurs trousses en escaladant un plat-bord vers le suivant puis le suivant. Ses deux ombres blanches ne le lâchaient pas d’une semelle, Balon Swann et Mandon Moore, superbes en leur plate blême. Cernés par des piques Velaryon, ils combattaient dos à dos, conférant au combat des grâces de ballet.
Moins élégante était sa propre façon de tuer. Il transperça des reins par derrière, agrippa une jambe et en culbuta le propriétaire dans la rivière. Des flèches sifflaient à ses oreilles et clapotaient contre son armure, l’une se logea au défaut de la spallière et du pectoral, il n’en sentit rien. Un type à poil tomba du ciel et, en atterrissant sur le pont, y explosa comme un melon lâché d’une tour. Son sang éclaboussa Tyrion par la fente de la visière. Des pierres se mirent à grêler, perforant si bien les divers bordages tout en réduisant des hommes en bouillie que l’invraisemblable pont finit par sursauter d’une rive à l’autre et, se tordant violemment sous lui, renversa le nain sur le flanc.
Aussitôt, toute la rivière lui emplit le heaume. Il se l’arracha et, à quatre pattes, longea la gîte de la lisse jusqu’à n’avoir plus d’eau qu’au ras du menton. Un grondement semblable aux râles d’agonie de quelque bête monstrueuse l’assaillit. Le navire, eut-il le temps de penser, le navire est sur le point de se démembrer. Les épaves étaient en train de se séparer en se déchirant, le pont de se rompre. Et à peine se le fut-il formulé qu’avec un crrrac ! subit et tonitruant le bordage fit une embardée qui, d’une glissade en arrière, l’immergea comme précédemment.
Désormais, le bordage était si abrupt qu’il lui fallut, pour le regravir et en suivre la ligne brisée, se hisser putain de pouce par putain de pouce. Du coin de l’œil, il vit s’éloigner au fil du courant, tournant lentement sur elle-même, l’épave jusqu’alors empêtrée dans la sienne. Des hommes rampaient sur ses flancs. Certains arboraient le cœur ardent de Stannis, certains le cerf et le lion de Joffrey, d’autres emblèmes, mais c’était devenu, semblait-il, dérisoire à leurs yeux. A mont comme à val sévissait le feu. D’un côté, combats plus furieux que jamais, inextricable et rutilant fatras de bannières flottant sur une mer d’hommes au corps à corps, murs de boucliers se formant et se disloquant, chevaliers montés taillant la cohue, poussière et gadoue et sang et fumée. De l’autre, tout là-haut, sinistre, la silhouette du Donjon Rouge crachant le feu. Sauf que tout ça – c’était à l’envers, tout ça. Un moment, Tyrion crut qu’il perdait la tête, que les positions de Stannis et du château s’étaient interverties. Comment Stannis aurait-il pu gagner la rive gauche ? Il finit par comprendre que l’épave pivotait, qu’il avait lui-même perdu le nord, de sorte que bataille et château semblaient inversés. Bataille… ? mais quelle bataille, si Stannis n’a pas traversé, qui affronte-t-il ? Il était trop épuisé pour trouver une solution rationnelle. Son épaule lui faisait atrocement mal, et c’est en voulant se la masser qu’il aperçut la flèche et, du coup, recouvra la mémoire. Il me faut quitter ce bateau. Vers l’aval ne l’attendait rien d’autre qu’un mur de flammes et, si l’épave achevait de se libérer, le courant l’y emmènerait droit dedans.
On criait son nom, quelque part, du fond du tintamarre de la bataille. Il essaya de répondre en gueulant de toutes ses forces : « Ici ! Ici, je suis ici, à l’aide ! », mais d’une voix si ténue, crut-il, qu’à peine pouvait-il l’entendre lui-même. Il agrippa la lisse et reprit vaille que vaille son escalade du plancher gluant. La coque battait si fort contre la galère voisine et rebondissait avec tant de violence qu’il faillit être rejeté à l’eau. Où donc était passée toute son énergie ? Tout juste avait-il encore la force de se cramponner.
« MESSIRE ! ATTRAPEZ MA MAIN ! MESSIRE TYRION ! »
Sur le pont du bateau voisin, main tendue par-dessus un gouffre d’eau noire qui allait en s’élargissant, se tenait ser Mandon Moore. Des reflets jaunes et verts miroitaient sur son armure blanche, et son gantelet à l’écrevisse était empoissé de sang, mais Tyrion tenta tout de même de le saisir, au désespoir d’avoir des bras si courts, si courts ! Et ce n’est qu’au tout dernier instant, quand leurs doigts se frôlaient par-dessus le gouffre, qu’un détail le tarabusta, tout à coup…, ser Mandon lui tendait la main gauche, pourquoi… ?
Читать дальше