— Jaime m’a dit un jour ne se sentir vraiment en vie que dans la bataille et au lit. » Elle leva sa coupe et prit une longue gorgée. Elle n’avait pas touché sa salade. « J’aimerais mieux affronter toutes les épées du monde que de rester ainsi, sans recours, à feindre savourer la compagnie de ce ramassis de volailles affolées.
— C’est à la prière de Votre Grâce qu’elles sont ici.
— Il est des corvées qui passent pour incomber aux reines. Elles passeront pour vous incomber, si jamais vous épousez Joffrey. Autant le savoir. » Elle considéra les mères, filles, épouses qui peuplaient les bancs. « Les poules ne sont rien par elles-mêmes, mais leurs coqs importent pour une raison ou une autre, et certains réchapperont peut-être de cette bataille. Aussi suis-je tenue d’accorder à leurs femelles ma protection. Que mon maudit nabot de frère se débrouille à force de stratagèmes pour l’emporter, et elles régaleront leurs maris, pères et frères de sornettes sur mon incomparable bravoure, ma manière inouïe de leur insuffler du courage et de les réconforter, ma confiance absolue, jamais démentie, fût-ce une seconde, dans notre triomphe.
— Et si le château tombait ?
— Vous en seriez fort aise, n’est-ce pas ? » Elle n’attendit pas de dénégation. « Si je ne suis trahie par mes propres gardes, je devrais être à même de le tenir un certain temps. Après quoi il me sera toujours possible de monter au rempart et d’en offrir la reddition à Stannis en personne. Cette solution nous épargnera le pire. Mais si la Citadelle de Maegor succombe avant qu’il n’ait pu arriver, la plupart de mes invitées sont bonnes, je présume, pour un tantinet de viol. Sans compter qu’il serait vain d’exclure, par les temps qui courent, les menus sévices, mutilation, torture et meurtre. »
L’horreur submergea Sansa. « Mais ce sont des femmes ! des femmes désarmées…, de noble naissance !
— Leur lignée les protège, en effet, convint Cersei, mais moins que vous ne pensez. Chacune d’elles a beau valoir une jolie rançon, tout semble indiquer qu’au sortir du carnage souvent le soudard convoite plus follement la chair que l’argent. Un bouclier d’or vaut néanmoins mieux, n’empêche, qu’aucun. On ne traitera pas aussi délicatement, loin de là, les femmes de la rue. Ni nos servantes. Si les morceaux friands comme cette camériste de lady Tanda peuvent s’attendre à une nuit mouvementée, n’allez pas vous imaginer qu’on épargnera pour si peu les laiderons, les vieilles ou les infirmes. Pourvu que l’on ait bien bu, la blanchisseuse aveugle et la gueuse puant ses gorets semblent aussi avenantes que vous, ma chérie.
— Moi ?
— Tâchez de moins couiner comme une souris, Sansa. Vous êtes une femme, à présent, oui ? Et la fiancée de mon premier-né. » Elle sirota son vin. « Si n’importe qui d’autre assiégeait nos portes, je pourrais me bercer de l’amadouer. Mais c’est à Stannis Baratheon que j’ai affaire. Je séduirais plus facilement son cheval que lui. » La mine effarée de Sansa la fit éclater de rire. « Vous aurais-je choquée, madame ? » Elle s’inclina vers elle. « Petite gourde que tu es. Les pleurs ne sont pas la seule arme de la femme. Tu en as une autre entre les jambes, et tu ferais mieux d’apprendre à l’utiliser. Tu t’apercevras que les hommes usent assez libéralement de leurs épées. Leurs deux sortes d’épées. »
La réapparition des deux Potaunoir dispensa Sansa du soin de répondre rien. Ser Osmund et ses frères étaient devenus les grands chouchous du château ; jamais à court de vannes et de risettes, ils bottaient autant veneurs et palefreniers qu’écuyers et chevaliers. Mais c’est à l’office, se cancanait-il, qu’ils exerçaient leurs plus beaux ravages. En tout cas, les plongeuses ne tarissaient pas sur ser Osmund, qui remplaçait depuis peu Sandor Clegane auprès de Joffrey : à les ouïr, il était de même force que le Limier, plus la jeunesse et la rapidité. D’où venait dès lors, s’étonnait Sansa, qu’on n’eût découvert le brio de ces Potaunoir qu’après la nomination de l’un d’eux dans la Garde ?
C’est tout sourires que l’Osney s’agenouilla cette fois aux côtés de la reine. « Les rafiots s’ont embrasé, Vot’ Grâce. Le grégeois tient toute la Néra. Y a bien cent bateaux qui brûlent, ’t-êt’ plus.
— Et mon fils ?
— ’l est à la Gadoue, ’vec la Main et la Garde, Vot’ Grâce. ’l a parlé avant aux archers des-z-hourds, et leur a filé des tuyaux pour utiliser l’arbalète, oui oui. Qu’ c’est qu’un cri qu’ c’est un brave ’tit gars.
— Il ferait mieux de rester en vie. » Cersei se tourna vers Osfryd qui, plus grand, moins jovial, avait de noires bacchantes tombantes. « Oui ? »
De son demi-heaume d’acier s’échappaient de longs cheveux de jais, et sa physionomie gardait une expression sinistre. « Vot’ Grâce, dit-il d’une voix atone, les gars ont attrapé deux filles de service et un valet d’écurie qu’essayaient de filer par une poterne avec trois chevaux du roi.
— Les premiers traîtres de la nuit, commenta la reine, mais pas les derniers, je crains. Confiez-les à ser Ilyn et placez leurs têtes sur des piques devant l’écurie, en guise d’avertissement. » Pendant que se retiraient les deux hommes, elle ajouta pour Sansa : « Encore une leçon à retenir, si vous espérez toujours prendre place aux côtés de mon fils. Montrez-vous magnanime, une nuit comme celle-ci, et les trahisons pousseront tout autour de vous comme les champignons après une forte averse. Pour contenir vos gens dans les bornes de la loyauté, la seule méthode consiste à vous assurer qu’ils vous redoutent encore plus que leurs ennemis.
— Je m’en souviendrai, Votre Grâce », acquiesça Sansa, bien qu’elle eût toujours entendu affirmer que l’amour valait mieux que la crainte pour s’attacher la loyauté de ses sujets. Si je suis jamais reine, je les forcerai à m’aimer.
Après la salade, tourtes au crabe. Puis rôti de mouton, carottes et poireaux servis sur tranchoirs de miche évidée. A bâfrer à toute vitesse, Lollys se rendit malade et vomit autant sur sa sœur que sur elle-même. Lord Gyles, qui toussait, buvait, toussait, buvait, finit par tomber en syncope. A lui voir mariner la face dans son tranchoir et la main dans une flaque de vin, Cersei grimaça, révulsée. « Quelle folie aux dieux que de gaspiller la virilité sur un individu de cet acabit…, et quelle folie à moi que d’avoir exigé sa relaxe ! »
Osfryd Potaunoir reparut dans une envolée d’écarlate. « Y a du monde qui s’ rassemble à la porte, Vot’ Grâce, y d’mandent à s’ réfugier dans l’ château. Et pas d’ la canaille, des riches marchands et du tout pareil.
— Ordonnez-leur de rentrer chez eux, dit la reine. S’ils refusent de s’en aller, faites-en tuer quelques-uns par les arbalétriers. Mais pas de sorties. Je ne veux voir à aucun prix s’ouvrir les portes.
— Serviteur. » Il s’inclina et s’en fut.
La colère durcissait les traits de Cersei. « Que ne puis-je en personne leur trancher l’échine ! » Elle commençait à bafouiller. « Quand nous étions petits, Jaime et moi nous ressemblions si fort que même notre seigneur père n’arrivait pas à nous distinguer. Il nous arrivait d’échanger nos vêtements pour rire et de passer l’un pour l’autre toute une journée. Eh bien, malgré cela, quand on donna à Jaime sa première épée, il n’y eut pas d’épée pour moi. “Et j’ai quoi, moi ?” je me rappelle que j’ai demandé. Nous étions tellement pareils, je n’arrivais pas à comprendre pourquoi on nous traitait si différemment. Jaime apprenait à se battre à l’épée, la lance et la masse, et moi, on m’enseignait à sourire, à chanter et à plaire. Il était l’héritier de Castral Roc, alors que mon destin à moi serait d’être vendue à quelque étranger comme un cheval, chevauchée chaque fois que mon nouveau propriétaire en aurait la fantaisie, battue chaque fois qu’il en aurait la fantaisie, mise au rancart en faveur, le moment venu, d’une pouliche plus piaffante. A Jaime étaient échus pour lot la gloire et le pouvoir, à moi les chaleurs et le poulinage.
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