Les Ombres, c’était une ville dans la ville.
La foule se pressait dans les rues. Des silhouettes emmitouflées vaquaient furtivement à leurs affaires. Des musiques étranges montaient en serpentant d’escaliers en sous-sol. Ainsi que des odeurs âpres et alléchantes.
Pounze passa devant des épiceries fines de gobelins et des bars de nains d’où s’échappaient des échos de chansons et de bagarres, activités auxquelles les nains se livrent traditionnellement en même temps. Des trolls évoluaient dans la cohue comme… comme de grands promeneurs au milieu de petits promeneurs. Et ils marchaient normalement, sans traîner les pieds.
Vindelle n’avait jusqu’à présent vu de trolls que dans les quartiers les plus chic de la ville [6] C.-à-d. partout ailleurs que dans les Ombres.
, où ils se déplaçaient avec la plus extrême prudence, des fois qu’ils occiraient accidentellement un passant à coups de gourdin et qu’ils le mangeraient. Dans les Ombres ils marchaient d’un pas assuré, sans peur, la tête si haute qu’elle dépassait presque leurs omoplates.
Vindelle Pounze, lui, déambulait dans la foule comme une bille tirée au jugé dans un flipper. Ici une explosion de vacarme enfumé le renvoyait d’une pirouette dans la rue, là une porte discrète prometteuse de délices insolites et interdits l’attirait comme un aimant. Il ne savait même pas vraiment de quoi il s’agissait. Quelques dessins devant une entrée engageante éclairée de rose le plongèrent dans une perplexité encore plus grande mais lui donnèrent l’envie furieuse d’en apprendre davantage.
Il se tournait et se retournait, en proie à un étonnement ravi.
Ce quartier ! À moins de dix minutes à pied, quinze en titubant, de l’Université ! Et il avait tout ignoré de son existence ! Tous ces gens ! Tout ce bruit ! Toute cette vie !
Plusieurs passants d’espèces et de formes diverses le bousculèrent. Deux ou trois voulurent lui adresser une remarque, refermèrent bien vite la bouche et filèrent sans demander leur reste.
Ils songeaient : Ses yeux ! On dirait des vrilles. Puis une voix dans l’ombre lui lança : « Salut, mon grand. Tu veux passer un bon moment ?
— Oh, oui ! répondit Vindelle Pounze, ébloui. Oh, oui ! Oui ! » Il se retourna.
« Nom des dieux ! » Il entendit des pas s’enfuir à toute vitesse dans une ruelle.
La figure de Vindelle s’assombrit.
La vie, manifestement, c’était seulement pour les vivants. Peut-être que cette histoire de réintégration de son enveloppe charnelle était une erreur, après tout. Il avait été bête d’imaginer autre chose.
Il fit demi-tour et, sans trop veiller à ce que son cœur continue de battre, rentra à l’Université.
Vindelle traversa péniblement la cour en direction de la Grande Salle. L’archichancelier saurait quoi faire, lui…
« Le voilà !
— C’est lui !
— Attrapez-le ! »
Le fil des pensées de Vindelle se rompit net comme sous le coup de dent d’une couturière. Le mort-vivant se retourna vers cinq figures rougeaudes, inquiètes et surtout familières.
« Oh, salut, doyen, dit-il d’un air malheureux. Et là, c’est le major de promo, non ? Oh, et l’archichancelier, c’est…
— Prenez-lui le bras !
— Ne regardez pas ses yeux !
— Prenez-lui l’autre bras !
— C’est pour votre bien, Vindelle !
— Ce n’est pas Vindelle ! C’est une créature de la nuit !
— Je vous assure…
— Vous lui tenez les jambes ?
— Prenez-lui la jambe !
— Prenez-lui l’autre jambe !
— Vous lui avez tout pris ? » rugit l’archichancelier.
Les mages opinèrent.
Mustrum Ridculle plongea la main dans les vastes replis de sa robe. « Bon, démon sous forme humaine, grogna-t-il, qu’est-ce que tu penses de ça, dis ? Ah-ha ! »
Vindelle loucha sur le petit objet qu’on lui collait d’un geste triomphant sous le nez.
« Ben… euh… fit-il timidement. Je dirais… oui… hmm… oui, l’odeur est très reconnaissable, n’est-ce pas… ? Oui, pas de doute. Allium sativum. L’ail commun des jardins. C’est ça ? »
Les mages le regardèrent. Ils regardèrent la petite gousse blanche. Ils regardèrent à nouveau Vindelle.
« J’ai raison, non ? » dit-il. Il s’efforça de sourire.
« Euh… fit l’archichancelier. Oui. Oui, c’est vrai. » Ridculle chercha quelque chose à ajouter. « Bravo.
— Je vous remercie de votre sollicitude, dit Vindelle. Je vous en suis très reconnaissant. » Il fit un pas en avant. Les mages auraient aussi bien pu essayer de retenir un glacier. « Maintenant je vais aller m’allonger un peu, reprit-il. J’ai eu une longue journée. »
Il entra en titubant dans le bâtiment et suivit en grinçant les corridors jusqu’à sa chambre. Quelqu’un d’autre y avait visiblement emménagé ses affaires, mais Vindelle y remédia en les ramassant d’un seul balayage des bras et en les jetant dans le couloir.
Après quoi il s’étendit sur le lit.
Dormir. Il se sentait fatigué. C’était un début. Mais dormir signifiait perdre le contrôle de son corps, et il doutait que tous les systèmes de son organisme soient déjà parfaitement opérationnels.
Et puis, à la réflexion, avait-il vraiment besoin de dormir ? Il était mort, après tout. La mort, c’est paraît-il comme le sommeil, mais en plus profond. On dit que mourir, c’est comme aller se coucher, seulement, si on ne fait pas attention, des morceaux de soi risquent de pourrir et de tomber.
Qu’est-ce qu’on est censé faire quand on dort, d’ailleurs ? Rêver… Ça n’a pas un rapport avec les souvenirs qu’on met en ordre, quelque chose dans ce goût-là ? Comment s’y prend-on ?
Il fixa le plafond.
« Je n’aurais jamais cru qu’être mort ça posait autant de problèmes », dit-il tout haut.
Au bout d’un moment, un couinement léger mais insistant lui fit tourner la tête.
Au-dessus de la cheminée se trouvait un bougeoir d’ornement en applique sur le mur. Il faisait tellement partie des meubles que Vindelle ne l’avait pas vraiment vu durant les cinquante dernières années.
Il se dévissait. Il tournait lentement sur lui-même en couinant une fois par rotation. Après une demi-douzaine de tours il se détacha du mur et tomba bruyamment par terre.
Les phénomènes inexplicables n’étaient pas en soi inhabituels sur le Disque-monde [7] Les pluies de poissons, par exemple, sont si fréquentes à Rabotepin, petit village sans aucun accès à la mer, qu’une industrie prospère de fumage, de conserve et de découpage en filets du hareng saur y a vu le jour. Et dans les régions montagneuses de Syrrit, de nombreux moutons, laissés au champ toute la nuit, se retrouvent le lendemain matin tournés dans l’autre sens, sans intervention apparente d’aucune main humaine.
. Seulement ils rimaient normalement à quelque chose, ou offraient au moins un peu plus d’intérêt.
Rien d’autre n’avait l’air de vouloir bouger. Vindelle se détendit et reprit la mise en ordre de ses souvenirs. Il retrouvait dans le fatras de sa mémoire des détails dont il avait tout oublié.
Il entendit un bref chuchotement dans le couloir, puis la porte s’ouvrit à la volée…
« Attrapez-lui les jambes ! Attrapez-lui les jambes !
— Tenez-lui les bras ! »
Vindelle voulut s’asseoir. « Oh, salut tout le monde, dit-il. Qu’est-ce qui se passe ? »
L’archichancelier, debout au pied du lit, farfouilla dans un sac et sortit un objet volumineux et lourd.
Il le brandit. « Ah-ha ! » s’exclama-t-il.
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