Une telle invention ne pouvait que susciter des inquiétudes : le Phyle A ne pourrait-il subrepticement introduire quelques millions de charges mortelles dans le corps des membres du Phyle B et marquer une avancée technologique définitive vers la concrétisation du rêve antique et banal de réduire instantanément en bouillie une société entière ? On avait assisté à quelques tentatives en ce sens, on avait dû organiser quelques obsèques de masse, mais pas tant que ça. Ces engins étaient délicats à contrôler. Lorsqu’un individu en ingurgitait un, il pouvait aussi bien se loger dans le corps que passer dans la chaîne alimentaire et se trouver recyclé dans le corps d’un être aimé. Mais le problème le plus grave demeurait le système immunitaire de l’hôte, qui provoquait un bouleversement histologique suffisant pour abattre la victime présumée.
Ce qui agissait dans un corps pouvait agir ailleurs, raison pour laquelle les phyles avaient désormais leur propre système immunitaire. Le paradigme du bouclier inexpugnable ne fonctionnait plus à l’échelle nanoscopique ; on pouvait toujours se frayer un passage. C’est pourquoi toute clave bien défendue s’entourait d’une zone d’interdiction aérienne infestée d’immunocules – de microscopiques aérostats conçus pour traquer et détruire les intrus. Dans le cas d’Atlantis/Shanghai, l’épaisseur de cette zone ne descendait jamais sous les vingt kilomètres. Sa frange intérieure était une ceinture verte qui s’étendait de part et d’autre de la haie de ronces à chien, et sa frange extérieure s’appelait les Territoires concédés.
Le temps y était toujours brumeux, à cause de tous les immunocules en suspension dans l’air qui formaient des germes de condensation de la vapeur d’eau. Il suffisait de fixer attentivement le brouillard, en louchant un peu, pour découvrir qu’il étincelait, piqueté par l’éclat d’une myriade de minuscules projecteurs : les faisceaux lidar des immunocules qui balayaient l’espace. Le lidar était analogue au radar, sauf qu’il fonctionnait dans une gamme d’ondes plus courtes, détectables par l’œil humain. Ce scintillement de lumières impalpables marquait la trajectoire des minuscules flottes de guerre qui se traquaient implacablement dans le brouillard, s’affrontant tels des sous-marins et des destroyers dans les eaux noires de l’Atlantique Nord.
Nell note un détail étrange ; Harv explique tout
Un beau matin, en regardant par la fenêtre, Nell vit que le monde était comme passé à la mine de plomb. Voitures, vélocipèdes, quadrupèdes, jusqu’aux moto-patineurs : tous laissaient derrière eux un sillage de tourbillons noirs qui s’élevaient dans l’air.
Harv venait de rentrer d’une escapade nocturne. Nell hurla en le voyant : il ressemblait à un spectre noir comme le charbon, avec deux excroissances monstrueuses sur le visage. Il ôta son masque filtrant, révélant en dessous une peau d’un rose grisâtre. Il lui sourit de toutes ses dents blanches, puis se força à expectorer. Méthodiquement, pour chasser les entrelacs glaireux nichés au fond de ses alvéoles pulmonaires et les projeter dans la cuvette des toilettes. Il s’arrêtait de temps à autre pour reprendre son souffle, et l’on entendait alors un faible sifflement issu du fond de sa gorge.
Harv ne fournit aucune explication mais continua de vaquer à ses affaires. Il dévissa les excroissances de son masque pour en extraire deux réceptacles noirs qui soulevèrent de petites tempêtes de suie quand il les jeta par terre. Il les remplaça par deux autres, blancs, sortis d’un emballage en Nanobar, mais à la fin de la manipulation, ils étaient déjà maculés par ses doigts noircis – les volutes de ses empreintes étaient parfaitement visibles. Il éleva l’emballage en Nanobar à la lumière pour l’examiner quelques instants.
« Protocole ancien », dit-il d’une voix rauque avant de le lancer dans la poubelle.
Puis il approcha le masque du visage de Nell, passa les sangles derrière sa tête, les serra. Les longs cheveux de la petite fille s’étaient pris dans les boucles, ça la tirait, mais ses objections furent assourdies par le masque. Elle devait à présent forcer légèrement pour respirer. Le masque pressait contre son visage lorsqu’elle inhalait et chuintait quand elle expirait.
« Garde-le, lui dit son frère. Ça te protégera du toner.
— C’est quoi, le toner ? » marmonna-t-elle. Sa voix n’arrivait pas à passer, mais Harv avait deviné la question en lisant dans ses yeux.
« Des mites, expliqua-t-il. En tout cas, c’est ce qu’ils racontent au Cirque à Puces. » Il ramassa l’une des masses noires extraites du masque et lui donna une pichenette. Une nuée de cendres s’en échappa, telle une goutte d’encre lâchée dans un verre, qui reste en suspension sans monter ni descendre. On y voyait étinceler une poussière lumineuse, comme de la poudre magique. « Tu vois, c’est plein de mites. C’est avec les étincelles qu’elles dialoguent, expliqua Harv. Il y en a dans l’air, dans l’eau, la nourriture, partout. Et elles sont en théorie soumises à des règles, appelées protocoles. Et il y a un protocole très ancien qui dit qu’elles ne doivent pas abîmer les poumons. Elles sont censées se diviser en fragments inoffensifs si jamais on en respire. » Parvenu à ce point, Harv marqua une pause théâtrale, se forçant à cracher une nouvelle glaire noire d’ébène, que Nell imagina truffée de fragments de mites inoffensifs. « Mais il se trouve que certains enfreignent ces règles. Ne se conforment pas aux protocoles. Et je suppose que lorsqu’on a trop de mites qui se fragmentent dans les poumons, tous ces millions de fragments ne sont peut-être plus si inoffensifs que ça. Toujours est-il que les gars du Cirque aux Puces disent que, parfois, les mites se battent entre elles. Imagine par exemple qu’un type à Shanghai invente une mite qui ne suive pas le protocole, qu’il en fasse fabriquer tout un stock par son matri-compilateur et qu’il les expédie sur la rive opposée, vers la clave de la Nouvelle-Atlantis, pour aller espionner les Vickys, voire pour leur faire du mal. Aussitôt, un Vicky – un des gars de l’Application du Protocole – va inventer une autre mite chargée de traquer et tuer la première : et voilà, c’est la guerre. Eh bien, c’est ce qui se passe aujourd’hui, Nell. Des mites qui se battent entre elles. Cette poussière – on l’appelle le toner – c’est en fait les cadavres de toutes ces mites.
— Quand est-ce que la guerre sera finie ? » demanda Nell, mais Harv ne l’entendit pas, car il venait d’être pris d’une nouvelle quinte de toux.
Finalement, il se releva et s’enroula autour du visage une bande de Nanobar blanc. L’emplacement devant sa bouche se mit aussitôt à virer au gris. Il éjecta les cartouches vides de son antimite et le rechargea avec des neuves. L’appareil ressemblait à un pistolet, mais il aspirait l’air au lieu de tirer des projectiles. On le chargeait de cartouches cylindriques garnies de papier accordéon. Sitôt mis en route, on l’entendait aspirer l’air et (fallait-il espérer) les mites à travers le papier. Les mites restaient collées dessus. « Bon, faut que j’y aille », dit-il en pressant une ou deux fois la détente du pistolet. « On sait jamais ce qu’on peut trouver. » Et il se dirigea vers la porte, laissant sur le sol de noires empreintes de toner, bientôt dissipées par le courant d’air soulevé par son passage, comme s’il n’avait jamais été là.
Hackworth compile le Manuel illustré d’éducation pour Jeunes Filles ; spécificités de la technologie sous-jacente
La Commande était une bâtisse victorienne au sommet d’une colline, long bâtiment boursouflé d’ailes, de tourelles, d’atriums et de venteuses vérandas. Hackworth n’avait pas un grade suffisant pour mériter une tourelle ou un balcon, mais il bénéficiait malgré tout d’une vue agréable sur un jardin de buis et de gardénias. Bien qu’invisible lorsqu’il était installé à son bureau, il pouvait toujours le sentir, surtout quand la brise venait de la mer.
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