Comme on faisait la queue pour offrir à Robb des témoignages de sympathie, elle s’écarta d’un pas, tandis que se succédaient lord Jason Mallister, le Lard-Jon et ser Rolph Lépicier. Mais, en voyant s’approcher Lothar Frey, elle tira son fils par la manche. Il se retourna pour écouter ce qu’allait lui dire le nouveau venu.
« Sire. » Rondouillard et âgé de quelque trente-cinq ans, Lothar Frey avait des yeux très rapprochés, une barbe en pointe, et des cheveux noirs tirebouchonnés qui lui descendaient aux épaules. La jambe déjetée qu’il avait de naissance lui avait valu son surnom de Boiteux. Cela faisait douze ans qu’il servait d’intendant à son père. « Nous sommes au regret de vous importuner dans un moment pareil, mais vous serait-il néanmoins possible de nous accorder audience dès ce soir ?
— Cela comblerait mes vœux, dit Robb. Il n’a jamais été dans mes intentions de semer entre nous la moindre inimitié.
— Ni dans les miennes d’en être cause », ajouta la reine Jeyne.
Lothar Frey sourit. « Je le comprends, et messire mon père également. Il m’a chargé de vous dire qu’il a été jeune autrefois, et qu’il se souvient fort bien de l’effet qu’on éprouve à perdre son cœur en faveur d’une belle. »
Catelyn fut tout sauf convaincue que lord Walder eût tenu un pareil discours et qu’il eût à plus forte raison jamais perdu son cœur en faveur d’une belle. Si le sire du Pont était effectivement veuf de sept femmes et en possession d’une huitième, il ne parlait d’elles qu’en termes de chaufferettes et de juments propres au poulinage. Il n’en demeurait pas moins que c’était là galamment dit, et qu’elle eût eu mauvaise grâce à rebuter le compliment. Robb l’avala de même. « Votre père est on ne peut plus aimable, fit-il. Je me promets grand plaisir de nos entretiens. »
Lothar s’inclina, baisa la main de la reine et se retira. Une douzaine de personnes s’étaient entre-temps présentées pour dire un mot à Robb. Il les gratifia chacune tour à tour de quelques phrases, ainsi qu’il seyait, remerciements ci, là sourire et tout et tout. Il ne se retourna vers Catelyn qu’une fois terminée la corvée. « Il nous faut causer de quelque chose. Que diriez-vous d’un bout de promenade en ma compagnie ?
— Si Votre Majesté l’ordonne.
— Ce n’était pas un ordre, Mère.
— Alors, je m’en ferai une joie. » Tout en se montrant assez affectueux depuis son retour à Vivesaigues, il ne cherchait guère à la voir. Que la compagnie de sa jeune épouse lui fut plus agréable, elle l’admettait sans grand mal. Jeyne le fait sourire, alors que je n’ai rien d’autre à lui offrir en partage que du chagrin. Il semblait également se plaire avec ses beaux-frères, le petit écuyer Rollam et le porte-étendard ser Raynald. Ils ont chaussé les bottes des frères qu’il a perdus, réalisa-t-elle devant le trio qu’ils formaient. Rollam occupe la place de Bran, et Raynald est pour partie Theon, pour partie Jon Snow. Il n’y avait qu’en présence des Ouestrelin qu’elle le voyait encore sourire ou l’entendait encore rire en adolescent qu’il était. Vis-à-vis des autres, il incarnait en permanence le roi du Nord, l’échine ployée sous le poids de la couronne lors même que son front n’en était pas ceint.
Il embrassa tendrement sa femme et, après lui avoir promis d’aller la retrouver dans leurs appartements, entraîna madame sa mère, comme d’aventure, vers le bois sacré. « Lothar semblait amical, c’est plutôt bon signe. Il nous faut les Frey.
— Cela ne veut pas forcément dire que nous les aurons. »
Il hocha la tête, et, à voir son expression morose et la voussure de ses épaules, elle sentit son cœur bondir vers lui. La couronne l’accable , pensa-t-elle. Il désire si fort être un bon roi, brave, probe, avisé, tout cela pèse trop pour un garçon si jeune. Il avait beau agir de son mieux, les coups continuaient de pleuvoir sur lui, l’un après l’autre, sans relâche. On aurait pu s’attendre à une réaction furibonde de sa part lorsqu’il avait appris que Robett Glover et ser Helman Tallhart s’étaient fait battre à Sombreval par lord Randyll Tarly, mais non, il s’était contenté de fixer lugubrement le vide d’un air incrédule en disant : « Sombreval ? sur le détroit ? que seraient-ils allés faire à Sombreval ? » Puis de secouer la tête, comme assommé. « Un tiers de mon infanterie…, perdu pour Sombreval ?
— Déjà les Fer-nés tenaient mon château, et voici que les Lannister détiennent mon frère », commenta quant à lui Galbart Glover d’une voix étranglée par le désespoir. Rescapé des combats, Robett s’était fait capturer peu après dans les parages de la grand-route.
« Pas pour longtemps, promit Robb. Je vais offrir de l’échanger contre Martyn Lannister. Lord Tywin ne manquera pas d’accepter, par égard pour son frère. » Fils de ser Kevan, Martyn était le jumeau du Willem massacré par lord Karstark. Les meurtres perpétrés dans les murs mêmes de Vivesaigues persistaient à hanter Robb, elle le savait. Bien qu’il eût triplé la garde autour du gamin, il n’en tremblait pas moins pour sa sécurité.
« J’aurais dû troquer le Régicide contre Sansa dès le jour où vous m’en pressiez si instamment, dit-il soudain comme ils longeaient la galerie. Si j’avais proposé de la marier au chevalier des Fleurs, peut-être aurions-nous soufflé les Tyrell à Joffrey. J’aurais dû y penser…
— Tu étais obsédé par les batailles, et à juste titre. Même un roi ne peut penser à tout.
— Les batailles…, grommela-t-il tout en l’emmenant sous les arbres. J’ai remporté chaque bataille, et voilà pourtant que je suis en train de perdre la guerre, je ne sais comment. » Il leva les yeux vers le ciel comme si la réponse risquait de s’y lire. « Les Fer-nés tiennent Winterfell, ainsi que Moat Cailin. Père est mort, Bran et Rickon aussi, peut-être même Arya. Et maintenant votre propre père. »
Il ne fallait pas lui permettre de désespérer. Elle connaissait trop bien la saveur de ce breuvage-là. « Mon père se mourait depuis très longtemps. Tu ne pouvais rien là contre. Tu as commis des erreurs, Robb, mais quel roi n’en commet ? Ned aurait été fier de toi.
— Mère, il me faut vous apprendre quelque chose. »
Le cœur de Catelyn s’arrêta de battre. Il s’agit de quelque chose qui lui est odieux. De quelque chose qu’il redoute de m’annoncer. Brienne et sa mission fut tout ce qui lui traversa l’esprit. « C’est le Régicide ?
— Non. Sansa. »
Elle est morte, songea-t-elle instantanément. Brienne a échoué, Jaime est mort, et Cersei a tué mon amour de fille en guise de châtiment. Il lui fut un instant quasiment impossible de proférer un son. « Elle… elle n’est plus, Robb ?
— N’est plus ? » Il eut l’air sidéré. « Morte ? Oh, Mère, non, pas ça, ils ne lui ont pas fait de mal, pas dans ce sens, non, seulement…, un oiseau est arrivé la nuit dernière, mais je n’ai pu prendre sur moi de vous en informer, du moins avant que votre père ne fut parti reposer en paix. » Il lui prit la main. « Ils l’ont mariée à Tyrion Lannister. »
Les doigts de Catelyn étreignirent les siens. « Au Lutin.
— Oui.
— Il avait juré de la rendre contre son frère, dit-elle d’un air hébété. Elle et Arya. Toutes les deux. Il nous les restituerait toutes deux si nous lui retournions son précieux Jaime, il l’avait juré en présence de toute la Cour. Comment pourrait-il l’épouser, après avoir fait ce serment sous les yeux des dieux et des hommes ?
— Il est le frère du Régicide. Le parjure court dans leur sang. » Il flatta le pommeau de son épée. « Si je le pouvais, j’aurais sa vilaine tête. Sansa serait veuve, alors, et libre. J’ai beau chercher, je ne vois pas d’autre recours. Ils lui ont fait jurer sa foi devant un septon puis l’ont revêtue d’un manteau écarlate. »
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