— Sa Bonté maître Kraznys se ferait une immense félicité de vous montrer Astapor pendant que vous réfléchissez, Votre Grâce, traduisit la fillette.
— Je l’engraisserai de cervelles de chien en gelée et d’un somptueux ragoût de poulpe rouge et de fœtus. » Il se torcha la lippe.
« Les mets succulents abondent en la cité, il dit.
— Dis-y comme nos pyramides sont jolies, la nuit, grogna-t-il encore. Dis-y que j’y pourlécherai du miel sur ses nichons, ou que j’y permettrai de pourlécher le miel des miens, si ça y plaît plus.
— Astapor est d’une beauté fabuleuse dans les ténèbres, Votre Grâce, transmit la petite. Leurs Bontés nos maîtres illuminent chaque terrasse avec des lanternes de soie diaphane, si bien que les pyramides brillent de feux multicolores. Des bateaux de plaisance sillonnent le Ver en diffusant des concerts suaves et desservent les îles où l’on peut festoyer, boire et se procurer mille autres plaisirs.
— Demandes-y si elle a envie de visiter nos fosses à combats, reprit Kraznys. Y a quelque chose d’assez piquant programmé ce soir dans l’arène à Douquor. Un ours et trois mioches. Un roulé dans le miel, un dans le sang, le dernier dans du poisson pourri. Les paris porteront sur le premier bouffé, si ça l’amuse de miser. »
Pan pan pan , perçut-elle. Les traits d’Arstan Barbe-Blanche demeuraient impassibles, mais sa ronce enrageait. Pan pan pan. Elle s’arracha un sourire. « J’ai mon ours personnel à bord du Balérion, dit-elle à la traductrice, et il risque fort de me dévorer moi-même si je ne retourne auprès de lui.
— Tiens tiens, lâcha Kraznys après que la chose lui eut été rapportée. C’est pas la garce qui décide, çui qui décide, c’est le mâle qu’elle mouille après. Toujours, toujours la même histoire !
— Remercie Sa Bonté ton maître pour sa patience et son amabilité, reprit Daenerys, et dis-lui que je vais méditer tout ce qu’il m’a appris ici. » Elle invita Arstan Barbe-Blanche à lui offrir son bras pour retraverser la plaza et la reconduire jusqu’à sa litière. Aggo et Jhogo vinrent, jambes arquées, les flanquer du pas chaloupé que se plaisaient à affecter les seigneurs du cheval dès qu’ils se voyaient contraints de fouler la terre comme le commun des mortels.
Le front soucieux, Daenerys grimpa dans sa litière et pria Arstan d’y prendre place à ses côtés. Il eût été inconvenant de laisser un homme de son âge affronter la canicule à pied. Elle se garda de tirer les rideaux lorsqu’on se mit en route. Le plomb fondu que le soleil déversait à flots sur la ville de brique rouge était si atroce qu’on ne pouvait assez courtiser la moindre apparence de brise, dût celle-ci s’ourler délicatement de poussière pourpre. Sans compter la nécessité de bien voir.
Astapor était une cité bizarre, même aux yeux de qui s’était aventuré à l’intérieur du palais des Poussières ou baigné dans le Nombril du Monde, au pied de la Mère des Montagnes. A l’instar de la plaza, ses rues étaient toutes pavées de brique rouge.
Et de brique rouge étaient également bâties les pyramides à degrés, tout comme les profondes fosses à combats avec leurs gradins circulaires vertigineux, les fontaines sulfureuses et les ténébreux celliers ou les remparts dressés tout autour. Tant de briques, songea-t-elle, et si vieilles, si délitées. Leur fine poussière pourpre assiégeait toutes choses de toutes parts, virevoltant au moindre souffle dans les caniveaux. Rien d’étonnant, si tant de femmes d’Astapor allaient et venaient le visage voilé ; cette poussière de brique vous piquait les yeux pire que le sable.
« Place ! criait Jhogo qui chevauchait devant. Place à la Mère des Dragons ! » Mais lorsqu’il déroula le long fouet à manche d’argent qu’elle lui avait donné et se mit à en cingler l’air, Daenerys passa la tête hors de la litière et lui intima de cesser. « Pas en ces lieux, sang de mon sang, lui lança-t-elle dans sa langue à lui. Ces briques n’ont que trop entendu le sifflement des fouets. »
Pour ainsi dire désertes, le matin, lorsqu’on s’était éloigné du port, les rues semblaient désormais à peine plus peuplées. Un éléphant passa, pataud, le dos chargé d’une litière en vannerie. Vautré dans le caniveau de brique, un mioche nu qui pelait par plaques se curait le nez tout en observant d’un air maussade des fourmis. Un bruit de sabots lui fit lever la tête, et il demeura bouche bée devant une colonne de gardes montés qui défilaient au trot dans des nuées de poussière pourpre et de rires secs. Les disques de cuivre cousus sur la soie jaune de leurs manteaux miroitaient comme autant de soleils, mais leurs tuniques étaient de lin brodé, et, chaussés de sandales, ils portaient des jupettes de lin plissées. A défaut de couvre-chef, chacun d’eux avait huilé, tortillé, mignoté sa chevelure noire à reflets rougeâtres avec la fantaisie la plus débridée, lui donnant l’aspect de cornes, d’épées, d’ailes et même de mains aux prises, de sorte qu’ils avaient l’allure de diables échappés du septième enfer. Comme elle-même, le mioche à poil les lorgna un moment, mais ils ne tardèrent pas à s’évaporer, et il se consacra derechef à ses fourmis, tout en se fourrageant les fosses nasales.
Une cité fort ancienne , conclut-elle à la réflexion, mais infiniment moins populeuse qu’au temps de sa gloire, et qui ne souffre aucune comparaison, loin s’en faut, avec Qarth ou Pentos ou Lys.
Sa litière s’immobilisa brusquement à un carrefour afin de céder le pas à un convoi d’esclaves qui le traversait, harcelé par les claquements du long fouet à cinq queues d’un maton. Il s’agissait là non d’Immaculés, remarqua-t-elle, mais d’une variété plus commune, à peau bistre et poil noir. Des femmes se trouvaient du nombre, mais pas d’enfants. Tous étaient nus. Les talonnaient deux Astaporis juchés sur des baudets blancs, un homme en tokar de soie rouge et une femme voilée de lin bleu somptueusement pailleté de lapis-lazuli et qui portait planté dans ses cheveux noir-rouge un peigne d’ivoire. Il lui chuchota quelque chose en riant, mais sans condescendre à Daenerys plus d’attention qu’à ses propres esclaves, imitant en cela le maton, Dothraki massif et trapu dont la poitrine musculeuse arborait en fiers tatouages chaînes et harpie.
« La brique et le sang bâtirent Astapor, murmura Barbe-Blanche, et la brique et le sang sa population.
— D’où le tenez-vous ? demanda-t-elle par curiosité.
— D’une vieille chanson qu’un mestre m’enseigna lorsque j’étais gosse. Je ne me doutais pas à quel point c’était vrai. Les briques d’Astapor doivent leur pourpre au sang des esclaves qui les fabriquèrent.
— Je n’ai pas grand mal à le croire, avoua-t-elle.
— Alors, quittez ces lieux avant que votre cœur ne se change à son tour en brique. Appareillez dès cette nuit à la marée montante. »
Que ne le puis-je ! se dit-elle. « Quand je quitterai Astapor, il faut que ce soit à la tête d’une armée, d’après ser Jorah.
— Ser Jorah aussi fut un négrier, Votre Grâce, lui remémora le vieillard. Il vous est possible d’engager quantité de mercenaires à Pentos, à Myr, à Tyrosh. Ils ont beau n’avoir point d’honneur, puisqu’ils tuent pour de l’argent, du moins ne sont-ils pas esclaves. Procurez-vous là votre armée, je vous en supplie.
— Mon frère avait visité Pentos, Myr, Braavos…, à peu près toutes les cités libres. Archontes et patrices le saoulèrent du vin des promesses, mais ce vin n’altéra que plus mortellement son âme. Nul homme ne saurait demeurer un homme en mendiant sa vie durant son écuellée de soupe. J’y ai goûté à Qarth, et cela m’a suffi. Jamais je ne regagnerai Pentos l’écuelle à la main.
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