Il se tenait sur un genou, à tenter de nettoyer ses robes maculées de boue quand une voix l’interpella d’un : « Bien le bonjour, Pat ! »
L’alchimiste était planté là, qui le dominait.
Pat se releva. « Le troisième jour…, vous aviez dit que vous vous trouveriez à La Chope à la plume d’oie.
— Tu étais avec tes copains. Il n’entrait pas dans mes intentions de jouer les intrus. » Il portait une pèlerine à coule de voyageur, une pèlerine brune de la dernière banalité. Le soleil levant pointait son nez par-dessus le faîte des toits derrière son épaule, de sorte qu’il était malaisé de discerner ses traits sous le capuchon. « As-tu finalement décidé ce que tu étais ? »
Lui faut-il à tout prix m’obliger à le confesser ? « Un voleur, je présume.
— Je pensais bien que tu risquais de le devenir. »
Le plus difficile avait été de se mettre à quatre pattes pour retirer le coffre-fort de dessous le lit d’Archimestre Walgrave. Un coffre solide, massif et bardé de fer, avec une serrure cassée. Car la serrure, ce n’était pas Pat qui l’avait fracturée, contrairement aux soupçons gratuits de mestre Gormon, mais Walgrave en personne, après en avoir égaré la clef.
Dedans, Pat avait découvert une bourse de cerfs d’argent, une mèche de cheveux blonds nouée d’une faveur, le portrait miniature d’une femme qui ressemblait à l’archimestre (moustache incluse) et un gantelet de chevalier façonné à l’écrevisse et en acier. Ce gantelet, Walgrave fanfaronnait qu’il avait appartenu à un prince mais il n’arrivait apparemment plus à se rappeler auquel. C’est en le secouant que la clef s’en était échappée pour tomber par terre.
Si je la ramasse, je suis un voleur, se souvenait-il avoir pensé. C’était une clef ancienne, pesante, en fer noir, et qui était censée tenir lieu de passe pour toutes les portes de la Citadelle. Seuls les archimestres en détenaient de semblables. Les autres ne se séparaient pas de la leur ou bien la planquaient dans une cachette secrète et sûre. Mais si Walgrave avait opté pour cette dernière solution, jamais la sienne n’aurait eu la moindre chance de revoir le jour. Après s’être emparé d’elle, Pat se trouvait déjà à mi-chemin de la porte quand il était retourné sur ses pas pour faire aussi main basse sur le magot. Un voleur était un voleur, qu’il dérobe un œuf ou un bœuf. Pat, l’avait là-dessus hélé l’un des corbeaux blancs, Pat, Pat, Pat ! pendant qu’il prenait la fuite.
« Vous avez mon dragon ? demanda-t-il à l’alchimiste.
— Si tu as ce que je réclame.
— Donnez toujours. Je tiens à voir. » Il n’avait nullement l’intention de se laisser berner.
« La route de la rivière n’est pas l’endroit. Viens. »
Pat n’eut pas le loisir d’y réfléchir, de peser le pour et le contre. L’autre s’éloignait déjà. Il fallait le suivre ou bien perdre, et pour jamais, Rosie et le dragon. Aussi suivit-il. Tout en marchant, il faufila sa main dans sa manche afin de tâter la clef, soigneusement à l’abri de la poche qu’il y avait cousue tout exprès vers le haut. Les robes de mestre étaient truffées de poches. Il savait cela depuis sa plus tendre enfance.
Il lui fallait presser le pas pour éviter de se laisser distancer par les enjambées plus longues de son compère de circonstance. Ils dévalèrent une ruelle, tournèrent un coin, traversèrent l’antique Marché aux Voleurs, longèrent la venelle du Chiffonnier. Finalement, l’autre vira dans une nouvelle voie, plus étroite encore que les précédentes. « On est assez loin, maintenant, dit Pat. Il n’y a personne dans les parages. Autant traiter notre affaire ici.
— Comme il te plaira.
— Je veux mon dragon.
— Naturellement. » La pièce apparut. L’alchimiste la fit vagabonder entre ses phalanges, tout comme il l’avait fait le jour où Rosie avait établi le contact entre eux. A la lumière du matin, chaque mouvement faisait si bien luire et scintiller le dragon que les doigts de l’homme en étaient tout dorés.
Pat le lui arracha de la main. L’or produisit au creux de sa paume une sensation de chaleur. Il le porta à sa bouche et y mordit comme il l’avait vu faire aux gens. Pour parler franc, la saveur que devait avoir l’or, il n’en savait trop rien, mais il n’avait pas du tout envie de passer pour un imbécile.
« La clef ? » s’enquit l’alchimiste, d’un ton d’ailleurs tout sauf discourtois.
Quelque chose fit hésiter Pat. « C’est un bouquin que vous voulez ? » Certains des manuscrits antédiluviens que l’on conservait dans les caves sous triple verrou passaient pour des exemplaires uniques au monde des traités valyriens subsistants.
« Ce que je veux ne te regarde pas.
— Non. » Voilà, c’est réglé, se dit Pat. Va-t’en. Regagne à toutes jambes La Chope à la plume d’oie, réveille Rosie d’un baiser puis annonce-lui qu’elle est tienne. Il s’attarda néanmoins encore. « Montrez-moi votre visage.
— Si cela peut te faire plaisir… » L’individu repoussa son capuchon.
Ce n’était qu’un homme, et son visage qu’un visage. Un visage de jeune homme, ordinaire, avec des joues pleines et l’ombre d’une barbe. Une balafre presque imperceptible se devinait sur sa joue droite. Il avait un nez crochu, une épaisse toison de cheveux noirs qui bouclaient dru tout autour des oreilles. Ces traits ne réveillèrent aucun écho dans les souvenirs de Pat. « Je ne vous connais pas.
— Ni moi toi.
— Qui êtes-vous ?
— Un étranger. Personne. Véritablement.
— Ah. » Pat se trouvait à court de mots. Il tira la clef de sa manche et la déposa dans la main de son vis-à-vis, pris d’un léger tournis, presque de vertige. Rosie, se ressouvint-il. « Nous voilà quittes, alors. »
Il avait parcouru la moitié de la venelle quand les pavés se mirent à bouger sous ses pieds. C’est l’humidité qui rend les pierres glissantes, songea-t-il, mais non, ce n’était pas cela. Il sentait son cœur marteler sa poitrine. « Qu’est-ce qui se passe ? » lâcha-t-il. Ses jambes s’étaient liquéfiées. « Je ne comprends pas.
— Et tu ne le feras jamais », souffla une voix pleine de tristesse.
Les pavés se précipitèrent pour embrasser Pat. Il s’efforça d’appeler à l’aide, mais voilà que sa voix l’abandonnait aussi.
Son ultime pensée fut celle de Rosie.
Le prophète était en train, ce matin-là, de noyer des hommes à Grand Wyk lorsqu’on vint lui annoncer la nouvelle de la mort du roi.
Il faisait un temps sombre et froid, la mer était comme le ciel couleur de plomb. Les trois premières « victimes » avaient impavidement fait don de leur existence au dieu Noyé, mais le quatrième, dont la foi manquait de fermeté, commença à se débattre comme un forcené quand la privation d’air déchira ses poumons. Immergé jusqu’à la taille dans le déferlement des vagues, Aeron empoigna l’adolescent nu par les épaules et s’acharna à lui renfoncer la tête sous l’eau lorsque celui-ci prétendit reprendre une goulée d’air. « Courage, lui enjoignit-il. Nous sommes issus de la mer, et c’est à la mer qu’il nous faut retourner. Ouvre la bouche, et gorge-toi de la bénédiction divine. Emplis tes bronches d’eau, cela te permettra de mourir et d’accéder à la renaissance. Il ne sert à rien de lutter. »
Mais, soit qu’il fût dans l’incapacité de l’entendre, entièrement plongé qu’il était sous les flots, soit que sa foi l’eût totalement déserté, le garçon se mit à lui décocher des ruades et à se démener si sauvagement qu’Aeron se vit contraint de réclamer de l’aide. Quatre de ses noyés se précipitèrent pour agripper le misérable et pour le maintenir sous la surface. « Seigneur Dieu qui t’es noyé pour nous, pria le prêtre d’une voix aussi profonde que les abysses, daigne accorder la grâce à ton serviteur Emmond de ressusciter de la mer ainsi que tu l’as fait toi-même. Puisse-t-il jouir ainsi de la bénédiction du sel, puisse-t-il ainsi jouir de la bénédiction de la pierre, puisse-t-il ainsi jouir de la bénédiction de l’acier. »
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