— Quand, dit Carabella.
— Quand, répéta docilement Valentin.
Deliamber prit la parole, de cette voix douce et lointaine qui lui valait immédiatement l’attention de tout auditoire.
— Il se pourrait que les troubles actuels dans le royaume soient le début du châtiment pour la destruction des Métamorphes.
— Que voulez-vous dire ? demanda Valentin en ouvrant de grands yeux.
— Seulement qu’il s’est écoulé énormément de temps sans que nous, sur Majipoor, ayons eu à payer d’une manière quelconque pour le péché originel des conquérants. Les intérêts s’ajoutent au capital, vous savez. Et maintenant, avec cette usurpation, les méfaits du nouveau Coronal, les perspectives de guerre, de mort et de destruction qui nous menacent, le chaos… peut-être est-ce le passé qui commence à réclamer l’expiation de nos fautes.
— Mais Valentin n’est en rien responsable de l’oppression des Métamorphes, protesta Carabella. Pourquoi serait-ce lui qui en pâtirait ? Pourquoi a-t-il été choisi pour être déchu du trône plutôt que n’importe quel Coronal à poigne du passé ?
— Ces choses ne sont jamais équitablement réparties, répondit Deliamber en haussant les épaules. Qu’est-ce qui vous permet de penser que seuls les coupables sont punis ?
— Le Divin…
— Qu’est-ce qui vous fait croire que le Divin est juste ? À longue échéance, tous les torts sont redressés, les plus et les moins s’équilibrent, on fait le total de chaque colonne et les totaux tombent juste. Mais cela, c’est pour le long terme. Nous devons vivre à court terme et là, les choses sont souvent injustes. Les forces de compensation de l’univers font que tous les comptes s’équilibrent, mais pendant ce processus, elles broient aussi bien les bons que les méchants.
— J’irais plus loin que cela, dit soudain Valentin. Il est possible que j’aie été choisi pour être un instrument des forces de compensation de Deliamber et qu’il ait été nécessaire que je souffre pour pouvoir être efficace.
— Comment cela ?
— S’il ne m’était rien arrivé d’exceptionnel, j’aurais peut-être régné comme tous les autres avant moi sur le Mont du Château, avec suffisance et bonhomie, acceptant les choses telles qu’elles étaient, car du haut de mon trône je n’y aurais rien vu de mal. Mais les aventures que j’ai vécues m’ont donné une vision du monde que je n’aurais sans doute jamais eue si j’étais resté douillettement dans le Château. Et peut-être suis-je maintenant prêt à jouer le rôle qu’il est nécessaire de jouer, alors que sinon…
Valentin laissa traîner sa voix. Après quelques instants, il reprit :
— Toute cette discussion est oiseuse. La première chose à faire est de reconquérir le Château. Ce n’est qu’ensuite que nous pourrons débattre la nature des forces de compensation de l’univers et les desseins du Divin.
Il jeta un dernier regard sur Velalisier, la ville maudite des anciens, chaotique mais encore imposante dans la plaine désolée et désertique. Puis il se retourna et, assis en silence, il contempla le paysage qui défilait sous ses yeux.
La route décrivait maintenant une brusque courbe vers le nord-est, franchissant la ligne de collines qu’ils avaient traversée au sud et redescendant dans la fertile plaine alluviale du Glayge près de la pointe la plus septentrionale du lac Roghoiz. Ils débouchaient à des centaines de kilomètres au nord de la prairie où l’armée du Coronal avait pris ses cantonnements.
Ermanar, tracassé par la présence des deux espions à Velalisier, avait envoyé des éclaireurs pour s’assurer que l’armée n’avait pas fait marche vers le nord pour leur couper la route. Valentin estima que cette mesure était sage, mais il se livra de son côté à une autre reconnaissance par le biais de Deliamber.
— Jetez un charme, ordonna-t-il au magicien, qui m’indique où sont stationnées les armées ennemies. Pouvez-vous faire cela ?
Une lueur malicieuse brilla dans les grands yeux dorés du Vroon.
— Si je peux faire cela ? Une monture peut-elle brouter de l’herbe ? Un dragon de mer sait-il nager ?
— Alors, allez-y, dit Valentin.
Deliamber se retira, marmonna des incantations et agita ses tentacules, les tortillant et les entrelaçant en des figures extrêmement complexes. Valentin soupçonnait qu’une bonne partie de la sorcellerie de Deliamber n’était qu’une mise en scène au bénéfice des spectateurs et que les véritables opérations ne consistaient pas à agiter des tentacules ou à marmonner des formules magiques, mais seulement à projeter l’esprit pénétrant et sensible de Deliamber pour percevoir les vibrations de réalités éloignées. Mais c’était fort bien ainsi. Que le Vroon fasse sa petite mise en scène. Valentin reconnaissait qu’un minimum d’esbroufe était un élément essentiel de bien des activités civilisées, non seulement celles des jongleurs et des magiciens, mais également celles du Coronal, du Pontife, de la Dame, du Roi des Rêves, des interprètes des songes, des initiés aux mystères de la religion, peut-être même des douaniers aux frontières provinciales et des vendeurs de saucisses derrière leurs étals en plein vent. On ne pouvait dans l’exercice de son métier se permettre d’être trop direct et brutal ; il fallait enrober ses actes d’effets magiques et théâtraux.
— Les troupes du Coronal, dit Deliamber, paraissent rester à l’endroit où elles avaient établi leur campement.
— Bien, dit Valentin en hochant la tête. Puissent-elles y rester longtemps, en attendant que nous revenions de notre excursion à Velalisier. Pouvez-vous localiser d’autres armées au nord d’ici ?
— Pas sur une grande distance, répondit Deliamber. Je sens la présence des chevaliers rassemblés sur le Mont du Château. Mais ils y sont en permanence. Je décèle la présence de petits détachements çà et là dans les Cinquante Cités. Mais il n’y a rien d’exceptionnel à cela non plus. Le Coronal a tout son temps. Il va tranquillement rester au Château en attendant votre approche. Puis il décrétera la mobilisation générale. Et que ferez-vous alors, Valentin, quand un million de guerriers descendront le Mont du Château en marchant à votre rencontre ?
— Croyez-vous que je n’y ai pas pensé ?
— Je sais que vous n’avez guère pensé qu’à cela. Mais cela donne à réfléchir… nos quelques centaines de fidèles face aux millions de l’autre…
— Des effectifs de l’ordre d’un million d’hommes sont trop lourds pour une armée, répondit Valentin d’un ton détaché. Il est bien plus simple de jongler avec des massues qu’avec des troncs de dwikka. Êtes-vous effrayé par l’ampleur de la tâche qui nous attend, Deliamber ?
— Pas le moins du monde.
— Moi non plus, dit Valentin.
Mais Valentin savait que ce genre de propos cachait, bien évidemment, une part de bravade. Avait-il peur ? Non, pas vraiment. La mort frappe tout le monde en son temps, et c’est folie de la craindre. Valentin savait qu’il n’avait pas peur de la mort, car il l’avait vue de près dans la forêt près d’Avendroyne, dans les turbulents rapides de la Steiche, dans l’estomac du dragon de mer et pendant son corps à corps avec Farssal sur l’Ile, et en aucune de ces occasions il n’avait ressenti quelque chose qu’il aurait pu assimiler à de la peur. Si l’armée qui l’attendait sur le Mont du Château écrasait ses petites troupes et s’il était tué au combat, ce serait regrettable – comme il eût été regrettable d’être déchiqueté sur les rochers de la Steiche –, mais cette perspective ne l’emplissait pas de terreur. Ce qu’il ressentait, et qui était beaucoup plus significatif que de craindre pour sa propre vie, était une vive appréhension pour Majipoor. S’il échouait, que ce soit par hésitation, par folie, ou simplement à cause de l’insuffisance de ses forces, le Château resterait aux mains des Barjazid et le cours de l’histoire serait à jamais altéré pour le plus grand malheur de milliards d’êtres innocents. Empêcher cela était une lourde responsabilité et il en sentait tout le poids. S’il mourait avec bravoure en essayant de reconquérir le Mont du Château, il arriverait enfin au terme de ses épreuves, mais les souffrances de Majipoor ne feraient que commencer.
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