Des milliers de paires d’yeux grands ouverts le regardaient fixement. Il se sentait parfaitement calme.
— Je demande au duc Holmstorg de Glayge de sortir de vos rangs, reprit Valentin. Je demande à Redvard Haligorn, maire de Pendiwane, de sortir de vos rangs.
Il y eut des mouvements dans la foule. Puis elle s’écarta et laissa sortir un homme rondouillard vêtu d’une tunique bleue bordée d’orange dont le visage joufflu paraissait gris de peur ou de tension. L’écharpe noire de la mairie traversait sa large poitrine. Il fit quelques pas à la rencontre de Valentin, hésita, fit frénétiquement signe derrière lui en un geste qui voulait passer inaperçu de ceux qui lui faisaient face et, après quelques instants de flottement, cinq ou six officiers municipaux subalternes, l’air aussi interdit et réticent que des enfants à qui l’on demande de chanter à la fête de leur école, s’avancèrent avec circonspection derrière le maire.
— Je suis Redvard Haligorn, déclara l’homme grassouillet. Le duc Holmstorg a été convoqué au Château de lord Valentin.
— Nous nous sommes déjà rencontrés, monsieur le maire, dit Valentin d’un ton aimable. Vous en souvenez-vous ? C’était il y a quelques années, quand mon frère lord Voriax était Coronal et que je me rendais dans le Labyrinthe comme émissaire auprès du Pontife. J’ai fait halte à Pendiwane et vous m’avez invité à un banquet dans le grand palais au bord du fleuve. Vous en souvenez-vous, monsieur le maire Haligorn ? C’était en été, une année de sécheresse, le débit du fleuve était très réduit, pas du tout comme en ce moment.
Haligorn pointa le bout de la langue à travers ses lèvres et tritura son double menton.
— Il est vrai, dit-il d’une voix rauque, que celui qui est devenu lord Valentin est venu ici l’année de la sécheresse. Mais c’était un homme brun et barbu.
— C’est exact. Il y a eu un ensorcellement aux conséquences terrifiantes, monsieur le maire Haligorn. Un traître occupe en ce moment le Mont du Château et l’on m’a changé d’apparence et banni. Mais je suis lord Valentin et, en vertu de la constellation que vous arborez sur la manche, je vous somme de m’accepter comme Coronal.
Haligorn paraissait abasourdi. Il aurait visiblement préféré être n’importe où ailleurs, même dans les inextricables corridors du Labyrinthe ou dans le désert torride de Suvrael.
— À mes côtés, poursuivit Valentin, se trouve la haute dignitaire Lorivade de l’île du Sommeil, la plus proche des fidèles de la Dame, ma mère. Croyez-vous qu’elle veuille vous abuser ?
— Il est le véritable Coronal, dit Lorivade d’un ton glacial, et la Dame retirera son sublime amour à tous ceux qui lui feront obstacle.
— Et voici Ermanar, reprit Valentin, grand serviteur du Pontife Tyeveras.
De la manière carrée et directe qui lui était habituelle, Ermanar déclara :
— Vous êtes tous au courant du décret du Pontife selon lequel l’homme blond doit être salué comme lord Valentin le Coronal ; lequel d’entre vous se dressera contre le décret du Pontife ?
La terreur se lisait sur le visage d’Haligorn. S’il avait eu affaire au duc Holmstorg, Valentin aurait peut-être eu plus de difficultés, car il était de haute naissance et très hautain, et ne se serait certainement pas laissé aussi facilement intimider par quelqu’un qui se serait présenté devant lui avec une couronne de sa fabrication et à la tête d’une petite troupe aussi curieusement hétéroclite. Mais Redvard Haligorn, simple élu municipal, qui pendant des années n’avait été confronté qu’à des problèmes aussi passionnants que l’organisation de réceptions officielles ou des délibérations sur le montant des taxes pour la prévention des crues, était complètement dépassé.
— L’ordre m’a été donné depuis le Château de lord Valentin, dit-il d’une voix presque indistincte, de vous appréhender et de vous poursuivre en jugement.
— Bien des ordres ont récemment émané du Château de lord Valentin, dit Valentin, pour la plupart ineptes, injustes ou malencontreux, n’est-ce pas, Haligorn ? Ce sont les ordres de l’usurpateur et ils sont sans valeur. Vous avez entendu la voix de la Dame et celle du Pontife. Vous avez reçu ces messages vous exhortant à me faire serment d’allégeance.
— Mais il y a eu aussi des messages contradictoires, dit Haligorn d’une voix faible.
— Du Roi des Rêves, naturellement ! s’écria Valentin en riant. Et qui est l’usurpateur ? Qui s’est emparé du trône du Coronal ? C’est Dominin Barjazid ! Le fils du Roi des Rêves ! Comprenez-vous maintenant le pourquoi de ces messages de Suvrael ? Comprenez-vous maintenant ce que l’on a fait à Majipoor ?
Valentin se laissa glisser dans l’état de transe et projeta vers l’infortuné Redvard Haligorn toute l’énergie de son âme, lui infligeant le plein impact d’un message à l’état de veille du Coronal.
Haligorn chancela. Son visage devint cramoisi et des marbrures apparurent sur les pommettes. Il tituba et s’accrocha à ses compagnons pour se retenir, mais eux-mêmes avaient reçu la décharge d’énergie de Valentin et étaient à peine capables de se tenir debout.
— Amis, dit Valentin, apportez-moi votre soutien. Ouvrez-moi les portes de votre cité. C’est d’ici que j’entreprendrai la reconquête du Mont du Château, et grande sera la renommée de Pendiwane d’avoir été la première ville de Majipoor à se retourner contre l’usurpateur.
Ainsi tomba Pendiwane, sans coup férir. Redvard Haligorn, avec l’expression d’un homme qui vient d’avaler une huître de Stoienzar et la sent encore se tortiller dans son gosier, mit un genou en terre et fit à Valentin le signe de la constellation ; puis deux de ses adjoints l’imitèrent, et soudain ce fut une véritable contagion et des milliers de personnes lui rendirent hommage et l’acclamèrent, sans guère de conviction dans un premier temps, puis à pleine gorge à mesure qu’ils décidaient de se rallier à cette idée. « Valentin ! Lord Valentin ! Vive le Coronal ! » Et les portes de Pendiwane s’ouvrirent.
— C’est trop facile, souffla Valentin à Carabella. Est-ce que cela pourra continuer ainsi jusqu’au sommet du Mont du Château ? Rudoyer deux ou trois maires bedonnants et reconquérir le trône sous les vivats ?
— Si seulement c’était possible ! répondit-elle. Mais le Barjazid t’attend là-haut avec ses gardes du corps, et pour l’intimider il te faudra plus que des paroles et quelques beaux effets dramatiques. Il y aura des combats, Valentin.
— Qu’il n’y en ait pas plus d’un, alors.
— J’espère pour toi qu’il n’y en aura pas plus d’un, dit-elle en lui touchant légèrement le bras, et qu’il sera tout petit.
— Ce n’est pas pour moi, dit-il. C’est dans l’intérêt de la planète tout entière. Je ne veux pas qu’un seul de mes sujets périsse pour réparer le désordre causé par Dominin Barjazid.
— Je n’aurais jamais cru qu’un roi puisse être si bienveillant, mon amour, dit Carabella.
— Carabella…
— Comme tu as l’air triste d’un seul coup !
— J’appréhende ce qui vient.
— Ce qui vient, dit-elle, c’est un combat nécessaire, un triomphe radieux et le rétablissement de l’ordre. Et si vous voulez vous conduire en vrai roi, monseigneur, faites des signes de la main à votre peuple, souriez et débarrassez-vous de ce masque tragique. D’accord ?
— Tu as raison, dit Valentin en hochant la tête.
Et lui prenant la main, il effleura rapidement mais tendrement de ses lèvres les petites jointures saillantes. Puis il se tourna pour faire face à la multitude qui criait son nom et il leva les bras pour répondre aux acclamations.
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