— Je n’ai pas le droit, monseigneur, de vous laisser courir des risques quand nous ignorons tout…
— Halte-là ! fit la voix tonitruante de Lisamon Hultin.
Ils entendirent au loin le bruit d’une bagarre, puis celui de quelqu’un grimpant sur un amas de pierres écroulées d’une manière qui n’avait rien de fantomatique. Valentin brûlait de savoir ce qui se passait, mais Ermanar avait raison : se lancer dans l’obscurité à la poursuite d’un ennemi invisible dans une ville inconnue était un privilège refusé au Coronal de Majipoor.
Il entendit un cri, des grognements et un gémissement aigu de douleur. Quelques instants plus tard, Lisamon Hultin réapparut, tirant un individu qui portait sur l’épaule l’emblème de la constellation. Elle avait passé le bras autour de sa poitrine, et ses pieds se balançaient à vingt centimètres du sol.
— Des espions, dit-elle. Ils étaient tapis là-haut et ils nous surveillaient. Je pense qu’ils étaient deux.
— Où est l’autre ? demanda Valentin.
— Il s’est peut-être échappé, répondit la géante. Zalzan Kavol est parti à sa poursuite.
Elle laissa tomber son prisonnier devant Valentin et le maintint au sol en posant le pied sur sa poitrine.
— Laissez-le se relever, dit Valentin.
L’homme se mit debout. Il avait l’air terrifié. Ermanar et Nascimonte le fouillèrent sans ménagement pour voir s’il avait des armes, mais ils n’en trouvèrent pas.
— Qui êtes-vous ? demanda Valentin. Et que faites-vous ici ?
Pas de réponse.
— Vous pouvez parler. Nous ne vous ferons pas de mal. Vous avez la constellation sur le bras. Faites-vous partie des forces du Coronal ?
L’homme fit un hochement de tête.
— On vous a envoyé ici pour nous suivre ?
Un second hochement de tête pour toute réponse.
— Savez-vous qui je suis ?
L’homme dévisagea silencieusement Valentin.
— Savez-vous parler ? demanda Valentin. Avez-vous une voix ? Dites quelque chose. N’importe quoi.
— Je… si je…
— Bien. Vous savez parler. Je répète : savez-vous qui je suis ?
— On m’a dit, répondit le captif dans un souffle, que vous vouliez déposséder le Coronal de son trône.
— Non, rétorqua Valentin, on vous a menti, mon vieux. Le voleur est celui qui trône actuellement sur le Mont du Château. Je suis lord Valentin et je vous demande de me faire serment d’allégeance.
L’homme le regardait avec des yeux écarquillés exprimant la stupéfaction et l’incompréhension.
— Combien étiez-vous là-haut ? demanda Valentin.
— S’il vous plaît, monsieur…
— Combien ?
L’homme gardait un silence obstiné.
— Laissez-moi lui tordre un peu le bras, supplia Lisamon Hultin.
— Ce ne sera pas nécessaire.
Valentin s’approcha de l’homme tremblant et lui dit d’une voix douce :
— Vous ne comprenez rien à tout cela, mais tout deviendra clair en temps voulu. Je suis le véritable Coronal, et par le serment que vous avez fait de me servir, je vous demande maintenant de répondre. Combien étiez-vous là-haut ?
Un conflit intérieur se peignait sur le visage de l’homme. D’une voix hésitante, à contrecœur, il répondit :
— Nous n’étions que deux, monsieur.
— Puis-je vous croire ?
— Par la Dame, monsieur !
— Vous n’étiez que deux. Très bien. Depuis combien de temps nous suiviez-vous ?
— Depuis… depuis Lumanzar.
— Quels étaient vos ordres ? Une nouvelle hésitation.
— De… d’observer tous vos mouvements et de faire notre rapport au campement demain matin.
À ces mots, Ermanar se renfrogna.
— Ce qui signifie que l’autre est probablement déjà en ce moment même à mi-chemin du lac.
— Vous croyez cela ?
C’était la voix rauque et bourrue de Zalzan Kavol. Le Skandar arriva au milieu d’eux et laissa tomber aux pieds de Valentin, comme s’il s’agissait d’un vulgaire sac de sable, le corps d’un second soldat portant l’emblème de la constellation. Le lanceur d’énergie de Zalzan Kavol avait transpercé la chair.
— Je l’ai poursuivi pendant près d’un kilomètre, monseigneur. Et l’animal était rapide ! Il se déplaçait plus facilement que moi dans les décombres, et il commençait à gagner du terrain sur moi. Je l’ai sommé de s’arrêter, mais il a continué, alors…
— Enterrez-le quelque part à l’écart du chemin, ordonna sèchement Valentin.
— Monseigneur ? Ai-je mal fait de le tuer ?
— Vous n’aviez pas le choix, répondit Valentin d’une voix radoucie. J’aurais préféré que vous ayez réussi à le rattraper. Mais puisque c’était impossible, vous n’aviez pas le choix. C’est très bien, Zalzan Kavol.
Valentin se détourna. Ce meurtre l’avait bouleversé et il pouvait difficilement prétendre le contraire. Cet homme n’était mort que parce qu’il avait été fidèle au Coronal, ou à celui qu’il croyait être le Coronal.
La guerre civile avait fait sa première victime. L’effusion de sang avait commencé, ici, dans la cité des morts.
Il n’était plus question maintenant de poursuivre l’expédition. Ils regagnèrent leur camp avec le prisonnier. Et le lendemain matin, Valentin donna l’ordre de traverser Velalisier et de commencer à bifurquer vers le nord-est.
À la lumière du jour la cité en ruine, bien que tout aussi impressionnante, avait perdu un peu de sa magie. Il était difficile de comprendre comment un peuple aussi chétif que les Métamorphes, chez qui le machinisme était aussi peu développé, était parvenu à déplacer ces énormes blocs de pierre ; mais peut-être le machinisme avait-il été plus développé vingt mille ans auparavant. Les farouches Métamorphes des forêts de Piurifayne, ce peuple vivant dans des huttes d’osier et dans des ruelles boueuses, n’étaient plus que les survivants déchus de la race qui régnait jadis sur Majipoor. Valentin se promit de revenir à Velalisier, une fois réglées ses affaires avec Dominin Barjazid, d’explorer plus en détail l’antique capitale, d’arracher toutes les broussailles, d’entreprendre des fouilles et de reconstruire. Et si possible, se dit-il, j’inviterai des dirigeants métamorphes pour participer à ces travaux…, bien qu’il soit peu probable qu’ils acceptent de coopérer. Il fallait faire quelque chose pour rétablir les relations entre les deux populations de la planète.
— Si je redeviens Coronal, dit-il à Carabella alors que le convoi passait devant les pyramides pour sortir de Velalisier, j’ai l’intention de…
— Quand tu seras redevenu Coronal, dit-elle.
— Oui, dit Valentin en souriant, quand je serai redevenu Coronal, j’ai l’intention de me pencher sur l’ensemble de la question Métamorphe. Et si c’est possible, de les réintégrer dans la vie de Majipoor. J’irai jusqu’à leur donner une place dans le gouvernement.
— S’ils acceptent de la prendre.
— Je veux qu’ils oublient leur ressentiment, dit Valentin. Je suis prêt à y consacrer mon règne. Toute notre société, notre merveilleux royaume de bonté et d’harmonie a pour origine un dépouillement et une injustice, Carabella, et nous avons réussi à nous habituer à fermer les yeux là-dessus.
Sleet leva la tête.
— Les Métamorphes n’utilisaient pas la totalité de la planète. Ils étaient à peine vingt millions sur toute cette énorme surface quand nos ancêtres sont arrivés.
— Mais c’était la leur ! s’écria Carabella. De quel droit…
— Du calme, du calme, dit Valentin. Il ne sert à rien de se quereller sur les agissements des premiers colons. Ce qui est fait est fait, et nous devons vivre avec cela. Mais il est en notre pouvoir de changer notre manière de vivre avec cela, et si je redeviens Coronal, je…
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