— Désolée que les autres ne l’aient pas fait, et qu’il ait fallu que ce soient les revenants qui te défendent contre nous. Nous tous, sauf moi. Où étaient-ils ? As-tu sifflé pour les faire venir ?
— Non, dis-je.
— Oui, fit Aphéta.
— C’étaient des gens que je connaissais, c’est tout. Il y avait parmi eux des femmes que j’ai aimées. Beaucoup sont morts : Thécle, Agilus, Casdoe… peut-être sont-ils tous morts à l’heure actuelle, tous des fantômes, même si je ne le sais pas.
— Ils ne sont pas encore nés, me corrigea Aphéta. Vous savez certainement que le temps s’écoule à l’envers lorsque le vaisseau atteint une certaine vitesse. Ils ne sont pas encore nés comme vous. »
Elle se tourna vers Gunnie. « J’ai dit qu’il les avait appelés parce que c’est de son esprit que nous les avons tirés, en cherchant ceux qui le haïssaient, ou du moins qui auraient eu des raisons de le haïr. Le géant que vous avez vu aurait pu devenir le maitre de l’empire, si Sévérian ne l’avait pas vaincu. La femme blonde ne pouvait pas lui pardonner de l’avoir ramenée d’entre les morts.
— Je ne peux vous empêcher d’expliquer tout cela, dis-je, mais mieux vaudrait le faire ailleurs. Ou bien laissez-moi aller là où je ne serai pas obligé de l’entendre.
— Cela ne vous a donné aucune joie ? demanda Aphéta.
— Quoi ? De les revoir tous, contraints par ruse à me défendre ? Non. Pourquoi en éprouverais-je ?
— Parce qu’ils n’ont pas été contraints par la ruse, pas plus que ne l’était maitre Malrubius chaque fois que vous l’avez vu après sa mort. Nous les avons trouvés au fond de vos souvenirs et les avons laissés maitres de juger. Tout le monde dans cette salle, excepté vous, a vu les mêmes choses. Ne trouvez-vous pas étrange que je puisse à peine vous parler ici ? »
Je me tournai pour la regarder, avec l’impression que je m’étais tenu au loin et que je revenais l’écouter depuis qu’elle avait changé de sujet.
« Toutes nos pièces bruissent en permanence du murmure de l’eau et des soupirs de la brise. Celle-ci a été construite pour vous et ceux de votre espèce. »
Gunnie intervint. « Avant votre entrée, il – Zak – nous a montré que Teur avait deux avenirs. Elle pouvait mourir et renaître. Ou bien elle pouvait continuer à survivre longtemps avant de mourir pour toujours.
— Je sais cela depuis que je suis enfant. »
Elle hocha la tête et je crus un instant discerner en elle la fillette qu’elle avait été à la place de la femme qu’elle était devenue. « Mais nous ne le savons pas. Ou plutôt ne le savions pas. » Son regard quitta mon visage et parcourut les cadavres amoncelés. « C’est dans la religion, mais les marins n’y font pas beaucoup attention. »
Ne sachant pas trop quoi répondre, je dis : « Je suppose que c’est cela.
— Ma mère, si. Et c’était comme si elle était folle, quelque part dans un recoin de son esprit. Tu vois ce que je veux dire ? Et je crois que c’était tout. »
Je me tournai vers Aphéta et commençai : « Ce que je voudrais savoir… »
Mais Gunnie me prit par l’épaule, de sa main trop grande et trop forte pour une femme, et me fit revenir vers elle. « Nous pensions qu’il y en aurait pour très longtemps, que ce serait pour bien après notre mort. »
Aphéta murmura : « Quand vous vous êtes engagé sur ce vaisseau, vous avez navigué du Début à la Fin. Tous les marins savent cela.
— Nous n’y pensions pas. Pas jusqu’à ce que vous nous y fassiez penser. Il nous l’a fait comprendre. Zak.
— Et tu savais que c’était Zak ? » demandai-je.
Gunnie acquiesça. « J’étais avec lui quand ils l’ont pris. Je ne pense pas que je l’aurais su, autrement. Ou peut-être que si. Il avait beaucoup changé, si bien que je savais déjà qu’il n’était pas ce que nous avions tout d’abord pensé. Il est… je ne sais pas. »
Toujours dans un murmure, Aphéta reprit : « Puis-je vous le dire ? C’est un reflet, une imitation de ce que vous serez.
— Vous voulez dire si le Nouveau Soleil arrive ? demandai-je.
— Non. Ce que je veux dire, c’est qu’il viendra. Que votre procès est terminé. Cela fait tellement longtemps que la pensée qu’il va avoir lieu vous obsède, je le sais, que vous devez trouver difficile de vous dire que c’est terminé, réellement terminé. Vous avez réussi. Vous avez sauvé votre avenir.
— Vous aussi, vous avez réussi », dis-je.
Aphéta acquiesça. « Vous comprenez cela, maintenant.
— Pas moi, avoua Gunnie. De quoi parlez-vous ?
— Ne vois-tu pas ? Les hiérarques et leurs hiérodules – et aussi les hiérogrammates – ont essayé de nous laisser devenir ce que nous étions. Ce que nous pouvons être. N’est-ce pas exact, madame ? Telle est leur justice, toute leur raison d’exister. Ils nous font passer par les douleurs d’enfantement par lesquelles nous les avons fait passer. Et… » Je ne pus compléter ma pensée. Les mots étaient devenus comme du fer sur mes lèvres.
« À votre tour, enchaîna Aphéta, vous nous ferez passer par ce que vous avez accompli. Je crois que vous comprenez. Mais vous (elle regarda Gunnie), non. Votre race et la nôtre ne sont peut-être simplement que les mécanismes de reproduction l’une de l’autre. Vous qui êtes une femme, vous dites que vous produisez un ovule afin qu’il y ait un jour une autre femme. Mais votre ovule dirait qu’il produit cette femme pour qu’il y ait un jour un autre ovule. Nous avons désiré que réussisse le Nouveau Soleil aussi farouchement que lui-même le désirait. Avec plus d’urgence, pour tout dire. En sauvant votre race, il sauve la nôtre ; comme nous avons sauvé la nôtre de l’avenir en sauvant le vôtre. »
Aphéta se tourna vers moi. « Je vous ai dit que vous apportiez des nouvelles inquiétantes. Ces nouvelles étaient que nous pourrions effectivement perdre la partie dont vous et nous parlions.
— J’ai trois questions, madame. Permettez-moi de vous les poser et nous partirons, si vous le permettez. »
Elle acquiesça.
« Comment se fait-il que Tzadkiel ait pu dire que mon procès était terminé, puisqu’il a fallu que les aquastors se battent et meurent pour moi ?
— Les aquastors ne sont pas morts, me rappela Aphéta. Ils vivent en vous. Quant à Tzadkiel, il a parlé ainsi parce que c’était vrai. Il avait procédé à l’examen de l’avenir et trouvé que vous aviez de fortes chances de ramener un soleil nouveau sur Teur, et donc de sauver cette branche de votre race afin qu’elle puisse produire la nôtre dans votre univers briahtique. Tel était le point clé de l’examen ; il avait été déterminé, avec un résultat favorable pour vous. »
Gunnie nous regardait tour à tour, Aphéta et moi ; elle paraissait sur le point de parler, mais ne dit rien.
« Ma deuxième question. Tzadkiel a également déclaré que mon procès ne pouvait pas être juste, et qu’il offrirait ce qu’il pourrait en matière de réparation. Vous avez dit qu’il ne mentait pas. Mon procès était-il différent de mon examen ? En quoi était-il injuste ? »
La voix d’Aphéta s’était presque réduite à un soupir. « Il est facile à ceux qui n’ont pas besoin de juger, ou qui en jugeant, n’ont pas à lutter pour faire éclater la justice, de se plaindre de l’iniquité et de parler d’impartialité. Lorsque l’on doit réellement juger, comme le fait Tzadkiel, on s’aperçoit que l’on ne peut être juste envers quelqu’un sans être injuste envers quelqu’un d’autre. Par égard pour tous ceux de Teur qui mourront, et en particulier les gens pauvres et ignorants qui ne comprendront jamais pour quelles raisons ils meurent, Tzadkiel a donc convoqué leurs représentants…
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