En dignes elfes, ils en débattaient calmement, sans emportements ni débordements. Seul leur regard trahissait leurs émotions. Ils s’exhortaient à ne pas s’abaisser au niveau des humains. Ils n’avaient jamais toléré de meurtrier en leur sein. Faudrait-il faire une exception à la règle sous prétexte que la victime était un ennemi ?
Oui ! soutenaient les plus jeunes – les garçons de ferme et les jeunes beautés exposées à la concupiscence des chevaliers... En leur âme et conscience, ils considéraient que tuer leurs oppresseurs n’était pas un crime.
Au matin du premier véritable jour de l’automne, quatre Chevaliers de Néraka s’arrêtèrent devant la taverne du drame. Armés comme pour partir en guerre, leur visage dissimulé sous leur visière, les flammes des torches se reflétaient sur leurs plastrons et leurs épées.
Ils entouraient leur chef, Chance le Bourreau.
Les volutes de brume charriaient des cris étouffés, venus du village... Bueren Rose trouva que son père, l’air tourmenté, ressemblait à un fantôme. La brise jouait avec la somptueuse chevelure blond-roux de la jeune elfe. L’enseigne de la taverne grinçait.
Jale avait passé sa vie entière dans cet établissement. Enfant, il avait commencé comme garçon à tout faire, abonné à la plonge et au nettoyage des chambres. Puis sa mère lui avait enseigné les secrets culinaires qui rendaient la Taverne du Lièvre et du Chien de Chasse célèbre de Sliathnost jusqu’à Qualinost... De son père, un ancien Garde de la Forêt, il avait appris à tenir le comptoir et à jeter dehors les fauteurs de trouble.
La Taverne du Lièvre et du Chien de Chasse existait bien avant l’arrivée de Béryl et de ses chevaliers.
Bien avant la Guerre du Chaos.
Le souffle du cheval de Chance formait un nuage dans l’air frais. Impatient, les yeux injectés de sang, il s’ébroua. Son maître avait des prunelles aussi grises et glaciales que l’hiver.
Frissonnant, Bueren Rose glissa une main sous le bras de son père. Émergeant de la brume, les villageois convergèrent vers la taverne, poussés par deux autres brutes qui les piquaient du bout de leurs épées pour les forcer à se hâter. Une fillette tomba, et son père la prit dans ses bras avant qu’elle ne soit piétinée. Les jeunes elfes qui avaient opposé une résistance en étaient quittes pour un œil au beurre noir, une entaille sur le crâne ou un poignet cassé.
Chance le Bourreau releva la visière de son casque et balaya les elfes effrayés du regard à mesure qu’ils se pressaient dans la cour de la taverne. Pas un n’était armé. Ils n’avaient même plus sur eux le petit couteau que tous portaient d’habitude à la ceinture.
Chance les étudia longuement, puis son regard se posa sur Jale.
Bueren Rose serra le bras de son père.
— Sur ordre du seigneur Eamutt Thagol, tonna Chance, Chevalier de Néraka et frais émoulu du Monastère de l’Os, la nommée Kerianseray, une servante du sénateur Rashas, est déclarée coupable de meurtre et de sédition !
Les enfants apeurés se blottirent dans les jupes de leurs mères.
— Le présent décret la prive de tout recours juridique, que ce soit selon les lois de son suzerain ou celles de votre maîtresse suprême, Béryl.
« Les elfes lui refuseront assistance, nourriture, arme et refuge. Tout devra être mis en œuvre pour la capturer et la livrer au seigneur Thagol, à Qualinost. Elle sera décapitée, sa tête plantée au bout d’une pique...
« Ceux qui seraient assez fous pour lui venir en aide partageront son châtiment.
Hurlant comme des démons, torches brandies, les cinq chevaliers éperonnèrent leurs montures. Le Bourreau plongea sur Bueren Rose et sur Jale, les séparant. Son épée s’abattit, brillant comme un éclair. Puis Chance s’éloigna...
Bueren Rose rejoignit son père. Quand elle le prit par les épaules pour le redresser, les cris des villageois lui parurent infiniment distants, aussi ténus que la brise dans les arbres...
Une ligne écarlate se dessinait sur la gorge de Jale.
— Père...
Rose le souleva, et son hurlement couvrit le fracas de l’attaque... La tête de Jale s’était détachée de ses épaules et avait roulé dans la poussière...
Les flammes crépitaient, ravageant la taverne.
Firthing, le garçon à tout faire, s’agenouilla près de Bueren. Très pâle, les yeux luisant comme des braises, il la prit par les épaules.
— Viens, Bueren Rose. Vite ! souffla-t-il.
Sous les braillements des chevaliers et les hennissements des destriers, les villageois cédèrent à la panique. Des corbeaux tournoyaient dans le ciel...
Firthing l’aidant à se remettre debout, Rose le suivit, loin du feu, des cris et du cadavre de son père.
Au troisième matin de leur fuite, Ayensha commençant à reprendre des forces, Kerian sortit vérifier ses pièges, fabriqués à partir de vagues souvenirs.
Ils étaient vides...
Le ventre creux, elle chercha des pommes de pin aux pignons comestibles. Par chance, elle en trouva en abondance. Puis elle choisit une branche solide qu’elle débarrassa de ses rameaux avant de l’offrir à Ayensha, pour l’aider à marcher. Elle lui donna aussi presque toute sa récolte de pignons.
— Ce n’est pas grand-chose, mais nous pourrons bientôt nous nourrir mieux...
Appréciant sa canne de fortune, qui embaumait les essences de pin, Ayensha se restaura, puis elle contourna leur abri pour aller se désaltérer.
À l’évidence, elle ne serait pas en état d’ouvrir la marche avant quelque temps...
— Explique-moi le chemin, demanda Kerian. Décris-le-moi.
Ayensha leva un sourcil.
— Ainsi, tu n’as pas tout oublié...
— Je me souviens de certaines choses, répondit vivement Kerian, piquée au vif. Je t’écoute !
D’une voix affaiblie par la douleur, Ayensha « dessina » une carte par la seule grâce de son pouvoir d’évocation, donnant vie à des collines aux crêtes rocailleuses plantées de pins, et à une rivière coulant au fond d’un gouffre...
Depuis la nuit des temps, les Kagonestis se transmettaient les informations uniquement par tradition orale, qu’il s’agisse d’un simple message passant de bouche à oreille, d’événements antérieurs au Cataclysme ou de l’itinéraire le plus sûr pour un rendez-vous...
Ayensha décrivit le meilleur chemin pour gagner la frontière est de la forêt du Qualinesti, ces Terres de Pierre qui séparaient le royaume des elfes de Thorbardin.
Kerian en tête, elles traversèrent les bois, loin des routes.
— Je crois que nous échappons à ce qui affecte la forêt...
— Vraiment ? fit Ayensha en haussant les épaules.
Au fond, bien que Kerian l’ait sauvée, elle ne lui faisait pas confiance. Et elle ne tenait pas la citadine en haute estime...
Kerian en était certaine : sa compagne savait ou soupçonnait quelque chose concernant l’étrange « comportement » de la forêt...
Au cours de l’après-midi du troisième jour de marche, le terrain changea. Les grands chênes laissèrent la place à leurs cousins : des sapins, des pins et des épicéas. Les hauts-plateaux succédaient aux vallées encaissées, où l’eau cascadait librement. Des grottes grêlaient les parois rocheuses. Kerian et Ayensha ne manquaient ni d’abris où passer la nuit, ni d’eau potable. Et dans ces régions giboyeuses, Kerian remporta de vifs succès à la pêche ou au collet.
Elle y gagnait en assurance.
Une nuit, alors que les deux elfes mangeaient du lièvre froid, rôti la veille, elles entendirent des créatures se déplacer. Les nerfs aussitôt à fleur de peau, Kerian reconnut la puanteur des draconiens... À moins qu’ils ne dévient de leur trajectoire, les hommes-lézards allaient les surprendre dans leur refuge !
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