Le grand Phulge, cela va sans dire, ne se satisfaisait pas de cette situation. Il passait de longues heures à se demander comment se débarrasser du dragon. En son absence, il s’était introduit dans son antre. L’abondance de jolis cailloux et de pièces brillantes qu’il y avait découverts l’avait fortement impressionné.
Le Grand Bulp, qui dans sa folle jeunesse avait voyagé, savait que les gens du monde extérieur convoitaient ces gemmes et les lui échangeraient facilement contre des vêtements chatoyants. Phulge avait un faible pour les beaux atours. Pour ne pas oublier le chemin secret de l’antre, il dessina une carte des lieux.
Phulge passa des mois à rêver de son trésor, mais l’occasion d’y retourner ne se présenta pas. Ceci pour deux raisons : primo, parce que le dragon ne s’était plus absenté ; secundo, Phulge ne comprenait plus rien à son croquis cartographique, qui n’avait ni queue ni tête.
Si seulement le dragon voulait bien partir définitivement ! Ou si un preux passait par là, et profitait de l’occasion pour lui enfoncer son épée dans le cœur ! C’était là les rêves les plus doux que caressait le Grand Bulp. Il y pensait justement quand son garde vint l’avertir de l’attaque d’une armée.
Lorsque Boupou réussit à l’extirper de sous son lit pour le convaincre qu’il n’était nullement assiégé par une armée de géants, Bulp Phulge 1 erse reprit à croire que ses rêves pouvaient se réaliser.
— Alors, vous êtes venus pour tuer le dragon ? demanda le Grand Bulp à Tanis.
— Non, nous n’en avons pas l’intention.
Depuis qu’elle les avait fait entrer dans la salle du trône des Aghars, Boupou n’avait pas quitté des yeux les compagnons, guettant avec fièvre leurs réactions admiratives. Elle ne fut pas déçue. Ses nouveaux amis, en effet, furent renversés.
La cité de Xak Tsaroth avait été littéralement dépouillée de ses ornements par les premiers Bulps, soucieux de décorer dignement la salle du trône. Suivant le principe qu’une toise de brocart étant d’une grande beauté, cinquante devenaient magnifiques, les nains avaient transformé la salle en un chef-d’œuvre libéré des impératifs du bon goût. De délicates tapisseries représentant de grands personnages et des scènes retraçant le passé de la ville avaient été accrochées partout. Les nains, désireux de les égayer, les avaient repeintes de couleurs criardes. Sturm eut le choc de sa vie en découvrant un Huma rouge vif occupé à combattre un dragon à pois violets sur fond de ciel vert pomme.
Des statues de nus décoraient l’espace aux endroits les plus saugrenus. Considérant le marbre blanc comme terne et déprimant, les nains les avaient peintes avec un réalisme et une précision dans les détails tels que Caramon jeta un coup d’œil à Lunedor en rougissant.
Face à cette débauche artistique, les compagnons eurent beaucoup de mal à garder leur sérieux. Tass n’y résista pas. Tanis dut l’envoyer dans le hall pour tempérer son humeur. Seul Flint ne se départit ni de sa mine farouche, ni de sa hache prête à l’emploi.
Entre deux quintes de toux, Raistlin expliqua au Grand Bulp qu’ils voulaient récupérer une relique dans l’antre du dragon sans pour autant le déranger. Bulp fut rassuré, mais déçu.
Tout cela n’arrangeait pas ses projets. Peut-être n’avait-il pas bien entendu. Enrobé dans plusieurs couches de brocart et calé sur son trône, il prit la parole :
— Vous, ici. Avec des épées. Tuez le dragon.
— Non, répéta Tanis, comme l’a dit notre ami, le dragon détient une relique de nos dieux. Nous voulons la reprendre et fuir avant que le monstre ne s’aperçoive de sa disparition.
— Comment moi être sûr que vous n’emmenez pas le trésor, et vous me laissez seul avec dragon fâché ? Un gros trésor, jolis cailloux !
Les yeux de Raistlin étincelèrent. Sturm le regarda avec dégoût.
— Nous t’apporterons les jolis cailloux, assura Tanis, si nous pouvons compter sur ton aide. Nous voulons la relique de nos dieux, c’est tout.
Le Grand Bulp fut certain d’avoir affaire à des bandits menteurs, et non aux héros auxquels il s’attendait.
Cependant les nouveaux venus semblaient avoir aussi peur du dragon que lui, et cela lui donna une idée.
— Qu’attendez-vous du Grand Bulp ? demanda-t-il sur un ton qui se voulait subtil.
Tanis poussa un soupir de soulagement. On allait peut-être aboutir à un résultat.
— Boupou nous a dit que tu étais le seul ici à pouvoir nous conduire dans l’antre du dragon.
— Vous conduire ! (Le Grand Bulp perdit contenance.) Pas conduire ! Grand Bulp pas disponible. Le peuple a besoin de moi.
— Non, non, je n’ai pas voulu parler de guider , dit vivement Tanis. Il s’agirait seulement de nous montrer une carte ou de nous indiquer le chemin.
— Une carte ! dit le Grand Bulp en s’épongeant le front. Il fallait le dire tout de suite ! Une carte. Oui. Je vais en faire venir une. Pendant ce temps-là, mangez. Hôtes du Grand Bulp. Les gardes vous emmènent dans la salle des banquets.
— Non, merci, répondit Tanis sans regarder ses compagnons. (Ils avaient traversé la salle en question, et l’odeur avait suffi à leur couper l’appétit, même à Caramon.) Nous aimerions nous reposer un peu et discuter de nos projets.
— Certainement. Allez dans le hall, mangez, parlez. J’envoie la carte. Vous direz peut-être vos plans à Phulge ?
Tanis remarqua une petite lueur rusée au fond des yeux du Grand Bulp. À la pensée que le nain n’était peut-être pas qu’un simple bouffon, il eut froid dans le dos. Il regretta de n’avoir pas discuté avant avec Flint.
— Nos projets sont loin d’être fixés, Majesté, répondit le demi-elfe.
Le Grand Bulp avait d’autres moyens de les connaître. Un trou dans la cloison du hall lui permettait de surprendre les conversations. Mais pour l’instant, il avait d’autres soucis, et décida qu’il ne les espionnerait pas. S’entendre appeler « Majesté » entrait sans doute pour beaucoup dans cette décision. Le Grand Bulp n’avait jamais ouï de titre qui lui convînt si bien.
D’un geste affable, il prit congé de ses visiteurs avec un sourire qu’il voulait charmant. Puis son expression changea, le sourire devint sournois.
Il lui fallait des héros. Eh bien ! la racaille qui se présentait ferait l’affaire ! Si ce ramassis d’étrangers était tué, ce ne serait pas une grande perte. S’ils parvenaient à trucider le dragon, tant mieux. Les nains des ravins récupéreraient ce qu’il y avait de plus précieux à leurs yeux : le retour aux jours bénis de la liberté ! C’en serait fini de cette stupide condition d’esclaves.
Phulge se pencha à l’oreille du garde.
— Va trouver le dragon. Présente lui les hommages de Sa Majesté Bulp Phulge 1 er, dit le Grand, et dis-lui…
20
La carte du Grand Bulp. Le grimoire de Fistandantibus.
— Je ne fais pas confiance à ce bâtard court sur pattes, et je ne peux pas le sentir, grogna Caramon.
— Je ne pense pas autrement, répondit calmement Tanis, mais que veux-tu faire d’autre ? Nous lui avons promis le trésor. Il n’a rien à gagner, et tout à perdre s’il nous trahit.
Assis sur le sol du hall contigu à la salle du trône, les compagnons étaient tendus. Raistlin, retiré dans un coin, concoctait sa mixture contre la toux. Rivebise se tenait lui aussi à l’écart. Les yeux dans le vague, il ne leva même pas la tête lorsque Lunedor s’approcha de lui. Elle voulut dire quelque chose, mais les mots ne vinrent pas. Elle s’éclaircit la voix.
— Il faut que nous parlions, dit-elle d’un ton ferme.
— C’est un ordre ? répondit Rivebise.
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