Le galop à dos de centaure étant des plus inconfortables, Tanis renonça à poser des questions. Comme ils galopaient de plus en plus vite, il dut se cramponner des deux bras au torse de l’homme-cheval.
— Tu vas m’étouffer, imbécile ! Détends-toi. Serre tes jambes et relâche un peu tes bras !
Le visage fouetté par la végétation, Tanis ne voyait rien du chemin qu’ils empruntaient. Le centaure s’arrêta brusquement.
Bien qu’invisibles dans les ténèbres, le demi-elfe sentait ses compagnons tout proches. Il entendait les éternuements à répétition de Flint et le cliquetis de l’armure de Caramon.
— Un sortilège d’une force immense domine cette forêt, murmura le mage. Il annule tous les autres.
— Pourquoi nous sommes-nous arrêtés ? demanda Tanis, inquiet.
— Nous sommes arrivés. Descendez !
Tanis se laissa glisser sur le sol ; il ne voyait rien. Le feuillage devait être trop épais pour que le clair de lune le pénètre.
— Où sommes-nous ?
— Au cœur du Bois des Ombres. Je vous laisse à la grâce des dieux… ou des démons. Votre sort dépend de la Maîtresse de la Forêt.
— Attendez ! Vous ne pouvez pas nous abandonner ici ! On n’y voit goutte !
— Arrêtez-les ! cria Tanis en cherchant son épée.
Celle-ci avait disparu. Un juron de Sturm l’avertit qu’il venait de faire la même découverte.
Le centaure éclata de rire et s’éloigna dans un craquement de branches.
— Tout le monde est là ?
— Moi, je suis là, glapit le kender. Oh ! Tanis, c’était magnifique…
— Silence, Tass ! Les barbares des plaines ?
— Nous sommes là, dit Rivebise d’une voix éteinte. Sans armes.
— Quelqu’un a-t-il encore son arme ?
— J’ai mon bâton, dit doucement Lunedor.
— C’est une arme extraordinaire que tu as là, fille de Que-Shu, déclara une voix grave. Une arme pour le Bien, faite pour combattre la maladie, panser les plaies et réduire les maux. (La voix invisible se fit triste.) Par les temps qui courent, elle servira contre les créatures malfaisantes qui cherchent à bannir le Bien du monde.
11
La Maîtresse de la Forêt. Un paisible intermède.
— Qui es-tu ? demanda Tanis. Montre-toi !
— Nous ne te ferons rien ! mentit Caramon.
— Bien sûr que vous ne me ferez rien, répondit la voix sur un ton amusé, vous n’avez pas d’armes. Je vous les rendrai en temps voulu. Personne ne doit en avoir dans le Bois des Ombres, pas même un Chevalier Solamnique. N’aie crainte, noble chevalier, je sais que ton épée est ancienne, et d’une valeur inestimable. J’en prends soin. Pardonnez cette méfiance apparente, mais le grand Huma lui-même a dû déposer Lancedragon à mes pieds.
— Le grand Huma ! s’exclama Sturm. Qui es-tu donc ?
— Je suis la Maîtresse de la Forêt.
Dès que la voix avait retenti, les ténèbres s’étaient dissipées. Une brise printanière se leva, caressant les compagnons, bouche bée devant ce qui leur arrivait. La lune illumina un rocher, sur lequel se dressait une licorne. Elle posa sur eux un œil froid plein d’une infinie sagesse.
L’animal mythique était bouleversant de beauté. Lunedor, éblouie par son aura, en avait les larmes aux yeux. Son pelage était couleur de lune et son unique corne brillait comme une perle. Sa crinière flottait dans la brise telle l’écume de la mer. On aurait dit que sa tête avait été sculptée dans le marbre. Son torse et son cou étaient puissants, et ses longues jambes reposaient sur de délicats sabots de biche.
La licorne hocha la tête en signe de bienvenue. Les compagnons, qui se sentaient empruntés devant tant de grâce, s’inclinèrent. Puis la licorne descendit du rocher et se joignit à eux.
Mû par une injonction intérieure, Tanis regarda ce qui l’entourait. La lune illuminait une clairière bordée d’arbres immenses qui semblaient les protéger de leurs branches. Le demi-elfe sentit qu’il régnait ici une paix profonde, et une tristesse diffuse.
— Reposez-vous, dit la Maîtresse de la Forêt. Vous devez être fatigués et affamés. Inutile d’être sur vos gardes. Pour cette nuit, vous n’avez rien à craindre. C’est un endroit sûr, si tant est qu’il en existe dans le pays cette nuit. On va vous apporter de l’eau et de la nourriture.
Entendant parler de nourriture, Caramon aida son frère à se mettre à l’aise. Raistlin se laissa tomber au pied d’un arbre. Il était pâle, mais il respirait mieux.
— Nous ne trouverons sans doute que des baies, dit Caramon à Tanis. Je meurs d’envie de viande… Un beau cuissot de daim rôti, un lapin grillé…
— Chut ! l’admonesta Sturm, C’est plutôt toi que la licorne fera rôtir !
Des centaures apportèrent une grande nappe blanche qu’ils étendirent sur l’herbe. Ils y déposèrent des globes de cristal qui illuminèrent la forêt.
Tass les examina avec intérêt.
— Je vois des insectes à l’intérieur !
Les globes contenaient des myriades de lucioles qui allaient et venaient contre la paroi.
Les centaures apportèrent des sièges que Caramon observa d’un air inquiet. Taillés d’un seul tenant dans le bois, ils ne reposaient que sur un pied.
— Prenez place, je vous prie, dit gracieusement la Maîtresse de la Forêt.
Lunedor, qui voulait honorer leur hôtesse, s’exécuta avec une bonne grâce toute royale.
— Assieds-toi à ma droite, guerrier, dit-elle d’un ton cérémonieux à Rivebise. Merci, mes amis, d’avoir attendu que je sois assise, ajouta-t-elle pour masquer le peu d’empressement de ses compagnons. Maintenant, vous pouvez tous vous asseoir.
Les centaures se placèrent aux quatre coins de la nappe et la soulevèrent. Elle resta en l’air, aussi ferme qu’une table d’auberge sur ses quatre pieds.
— Extraordinaire ! Comment font-ils ? pépia Tass en mettant son nez sous la table. Il n’y a rien en dessous, c’est vide !
La licorne esquissa un sourire bienveillant ; les centaures éclatèrent de rire. Ils apportèrent des rôtis qui embaumèrent les narines des compagnons, d’énormes miches de pain et des corbeilles de fruits.
Humant à plein nez le délicieux fumet, Caramon s’empressa de piquer sa fourchette dans un morceau juteux. Réalisant que chacun le regardait d’un air gêné, il s’arrêta.
Son regard tomba sur la Maîtresse de la Forêt. Rougissant, il reposa sa fourchette.
— Euh… Je… je suis désolé. Cet animal devait être un des tes amis, je veux dire, un des tes sujets.
La licorne sourit.
— Rassure-toi, guerrier. Ce daim a rendu à la vie ce qu’il lui devait en nourrissant le chasseur, fût-il homme ou loup. Ne pleurons pas sur ceux qui ont accompli leur destinée.
Tanis eut l’impression que les yeux noirs de la Maîtresse de la Forêt étaient dirigés vers Sturm, et qu’ils exprimaient une tristesse qui faisait froid dans le dos. Mais déjà le magnifique animal souriait à nouveau. Je me fais des idées… Ce doit être un effet de mon imagination , pensa Tanis.
— Maîtresse, demanda-t-il timidement, comment savoir si un être a accompli sa destinée ? J’ai vu mourir des vieillards en proie à l’amertume et au désespoir. J’ai vu des enfants partir trop tôt, mais laisser derrière eux un tel amour, et une telle joie, que le chagrin de leur disparition était adouci par ce que leurs courtes vies avaient prodigué aux autres.
— Tu as répondu toi-même à la question, Tanis Demi-Elfe, et beaucoup mieux que je ne l’aurais fait. Tu l’as dit, nos vies ne se mesurent pas à ce que nous acquérons, mais à ce que nous donnons.
Le demi-elfe allait répondre quand la Maîtresse de la Forêt l’interrompit :
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