La main du spectre s’immobilisa. Scintillant dans l’obscurité, il s’inclina devant le jeune mage. Tanis retint son souffle. Il savait que Raistlin possédait des pouvoirs occultes, mais là…
Raistlin lui retourna la révérence et vint se placer à son côté. Leurs visages étaient aussi pâles l’un que l’autre. Un mort-vivant avec un vivant-mort, songea Tanis en frissonnant.
Le timbre de Raistlin n’avait plus rien d’un murmure haletant. C’était une voix profonde, froide et décidée, qui remplissait la forêt :
— Qui êtes-vous, vous qui avez osé franchir les limites du Bois des Ombres ?
Tanis ouvrit la bouche pour répondre, mais il n’en sortit aucun son. À côté de lui, Caramon n’osait pas relever la tête. Quelqu’un fit un mouvement. Le kender ! Trop tard. La petite silhouette, sa queue-de-cheval dansant dans le dos, s’était avancée vers le spectre, et s’inclina respectueusement devant lui.
— Je suis Tasslehoff Racle-Pieds. Mes amis m’appellent Tass. Et toi ?
— Aucune importance, répondit la voix sépulcrale. Sache que nous sommes des guerriers tombés dans l’oubli.
— Est-ce vrai que vous avez failli à votre tâche et que vous êtes ici pour cette raison ?
— C’est vrai. Nous n’avons pas pu protéger ce pays. Les cieux ont fondu sur lui, et il a été désagrégé. Le Mal est sorti des entrailles de la terre. Nous avons pris peur et nous nous sommes enfuis, abandonnant nos épées. Une mort amère nous a cueillis et condamnés à rester ici jusqu’à ce que le Mal soit repoussé et l’équilibre rétabli.
Soudain Raistlin, les yeux révulsés, se mit à crier. Un concert de voix hurlantes éclata. Même l’impavide kender, désemparé, fit un pas en arrière.
D’un geste, le spectre fit cesser le vacarme.
— Mes hommes demandent pourquoi vous avez pénétré dans le bois. Si c’est pour faire le Mal, ce sera à vos dépens, car vous ne vivrez plus assez longtemps pour voir se lever la lune.
— Nous ne voulons rien de mal, se hâta de dire le kender. Vois-tu, c’est une longue histoire. Mais tu n’es sûrement pas pressé, alors je vais te la raconter.
« Elle commence à l’ Auberge du Dernier Refuge, où j’ai dû frapper un Théocrate avec un bâton au cristal bleu…»
— Le cristal bleu !
Sa voix résonnant dans la gorge de Raistlin, le spectre s’avança vers le petit groupe. Tanis et Sturm se précipitèrent sur Tass et le tirèrent en arrière. Mais le mort-vivant voulait seulement les regarder de plus près. Ses yeux se posèrent sur Lunedor. D’un geste impératif, il lui ordonna d’avancer.
— Non !
Rivebise voulut l’en empêcher, mais elle se dégagea et vint se placer face au spectre, son bâton à la main.
Le guerrier dégaina son épée. Une flamme bleue se mit à danser au-dessus de sa lame.
— Regardez le bâton ! s’exclama Lunedor.
Répondant à l’épée, il s’était illuminé.
Le roi des fantômes se tourna vers Raistlin et tendit la main vers lui. Caramon bondit sur le spectre et lui traversa le corps d’un estoc. On entendit un hurlement de douleur. Caramon s’effondra sur le sol.
Raistlin ne fit pas un geste.
— Ma main ! hurla Caramon.
Le regard de Tanis se posa sur l’épée du grand guerrier. Il comprit ce qui était arrivé ; la lame de Caramon était prise dans le givre.
Le spectre avait saisi Raistlin par le poignet et le secouait. Les traits du jeune homme étaient déformés par la douleur, mais il tenait encore debout. Ses yeux se fermèrent, ses traits se détendirent. L’expression de son visage s’apaisa, puis se transforma de nouveau. Cette fois, il exprimait l’extase. L’aura du mage se dilata. Un halo scintillant l’enveloppa.
— On nous appelle. (Tanis reconnut à peine la voix de Raistlin, qui avait changé de timbre.) Nous devons partir.
La main du mort-vivant sur le poignet, il leur tourna le dos et marcha vers les arbres.
Les spectres s’écartèrent pour laisser passer le jeune mage et leur chef. Sous des regards haineux, les compagnons leur emboîtèrent le pas.
Le cercle se referma sur la petite troupe.
Les compagnons se retrouvèrent au cœur d’une tumultueuse bataille. Des cris déchirants s’élevèrent au milieu d’un fracas de lames qui s’entrechoquent. Le vacarme était tel que Sturm dégaina son arme. Frappant au hasard dans le noir, il esquiva des coups qu’il croyait lui être destinés. Enfin, persuadé d’être frappé par un destin auquel il ne pourrait pas échapper, il se mit à courir.
Il se retrouva dans une clairière désolée. Raistlin, seul, se tenait devant lui.
Les yeux fermés, le mage poussa un grand soupir et se laissa tomber sur le sol. Sturm courut vers lui. Il fut vite rejoint par Caramon, qui prit son frère dans ses bras. Un par un, les autres apparurent dans la clairière. Les spectres s’étaient évanouis.
Le mage battit des paupières et ouvrit les yeux.
— Le sort… que j’ai lancé… m’a épuisé. J’ai besoin de me reposer…
— Qu’il se repose ! tonna une voix, bien vivante, cette fois.
Tanis poussa un soupir de soulagement, la main sur son épée. Les compagnons firent cercle autour de Raistlin. Sans s’annoncer, la lune apparut soudain, comme si une main invisible avait soulevé un voile. À la lueur de l’astre d’argent, ils distinguèrent entre les arbres la tête et les larges épaules nues d’un homme. Ses yeux clairs brillaient d’un éclat dur. La pointe d’un javelot scintilla entre les feuilles. C’était sur Tanis que le nouveau venu la braquait.
— Abaissez ces armes ridicules, déclara l’inconnu. Vous êtes cernés, vous n’avez aucune chance.
— C’est un piège, grommela Sturm.
Au même moment, les branches craquèrent. Armés de javelots miroitant sous le clair de lune, des hommes prirent position autour de la clairière.
Le premier s’avança. Les compagnons furent suffoqués. Ce n’était pas un homme, mais un centaure !
Jusqu’à la taille, son corps était celui d’un humain, au-dessous, celui d’un cheval. Tanis rengaina son épée.
— Vous allez nous suivre, ordonna le centaure.
— Mon frère est malade, il ne peut pas se déplacer, grommela Caramon.
— Mets-le sur mon dos, dit froidement le centaure.
Si vous êtes fatigués, nous vous prendrons en croupe, et nous chevaucherons jusqu’à destination.
— Où nous emmenez-vous ? demanda Tanis.
— Ce n’est pas à vous de poser les questions. Nous allons loin, et nous irons vite, je vous conseille donc d’accepter mon offre. Soyez tranquilles. (Il salua Lunedor.) Il ne vous arrivera rien cette nuit.
— Je peux monter sur son dos, Tanis ? demanda Tass, tout émoustillé.
— Ne les crois pas ! s’écria Flint.
— Je ne leur fais pas confiance, murmura Tanis, mais il ne semble pas que nous ayons le choix. Raistlin ne peut pas marcher. Vas-y, Tass. Les autres aussi…
Les sourcils froncés, Caramon hissa son frère sur le dos du centaure.
— Grimpe, toi aussi. Je peux porter deux hommes. Il faudra soutenir ton ami, car nous irons bon train.
Rouge de confusion, Caramon s’assit sur la large croupe du centaure. Ses jambes traînaient presque par terre. Tass, excité, se jeta avec enthousiasme à l’assaut d’une croupe. Il s’écrasa dans la boue de l’autre côté du centaure. Sturm le ramassa et le déposa où il fallait ; il lui adjoignit la compagnie de Flint, qui protesta avec véhémence. Le chef des centaures se chargea de Tanis.
— Où allons-nous ? demanda de nouveau le demi-elfe.
— Chez la Maîtresse de la Forêt.
— Qui est-ce ? L’une des vôtres ?
— Elle est la Maîtresse de la Forêt, répondit le centaure.
Читать дальше