— Mais qui veulent-ils attaquer ? A-t-on besoin d’une armée pour trouver un bâton ? ricana Caramon.
— Le bâton n’est qu’un élément de l’histoire, dit Raistlin. Rappelez-vous les étoiles disparues du ciel !
— Balivernes ! grogna Flint.
— Je ne parle pas pour les enfants, riposta le magicien. Toi, le nain, tu ferais bien de faire attention à ce que je dis !
— Le cerf ! Le cerf est là ! s’exclama Sturm en montrant ce qui, pour ses compagnons, n’était qu’un gros rocher. Il est temps de repartir.
La journée était bien avancée quand ils pénétrèrent dans l’étroit défilé du Pic du Prieur.
— Je mangerais volontiers quelque chose, soupira Flint.
— J’ai une telle faim que je suis prêt à dévorer mes bottes ! renchérit Caramon.
— Si ce cerf existait en chair et en os, il servirait à autre chose qu’à se perdre, dit Flint.
— Silence ! hurla Sturm, prêt à se jeter sur le nain.
Tanis le retint par la manche.
— Allons-y.
Sur l’autre versant de la montagne, le soleil brillait dans un ciel sans nuages. Devant eux, des prairies d’herbe drue ondulaient jusqu’à la lisière de lointaines forêts. Pour la première fois, ils eurent trop chaud. Flint ne cessait de se plaindre de la lumière, trop vive, et du soleil, trop envahissant.
— Je crois que je vais balancer le nain du haut de cette montagne, grommela Caramon.
— N’en fais rien, il râlerait pendant toute la descente et trahirait notre présence, répondit Tanis en souriant.
— Mais qui pourrait nous entendre ? Nous sommes les premiers êtres vivants à poser les yeux sur cette vallée.
— Les premiers êtres vivants, tu n’as pas tort de le souligner, Caramon. Car ce que tu contemples se nomme le Bois des Ombres.
Personne ne souffla mot.
Tanis rejoignit Sturm, campé sur un rocher, sa cape flottant au vent.
— Sturm, vois-tu encore le Cerf Blanc ?
— Oui, il a traversé les prairies, et je repère ses traces dans l’herbe. Il a disparu entre les arbres.
— Donc dans le Bois des Ombres, murmura Tanis.
— Qui a dit que c’était le Bois des Ombres ?
— Raistlin.
— Bah !
— C’est un mage, dit Tanis.
— C’est un fou, répliqua Sturm en haussant les épaules. Mais tu peux très bien rester ici et prendre racine si le cœur t’en dit. Moi, je suivrai le cerf, comme l’a fait Huma, même s’il me mène au Bois des Ombres.
Le chevalier se drapa dans sa cape et descendit la sente menant au pied de la montagne. Tanis rejoignit les autres.
— Le cerf le conduit vers le bois, dit-il. Raistlin, es-tu absolument certain qu’il s’agit du Bois des Ombres ?
— Comment être sûr de quelque chose en ce monde, Demi-Elfe ? Je ne suis pas certain d’être encore en vie dans la minute qui suit. Mais vas-y ! Entre dans ce bois dont personne n’est jamais sorti. L’unique certitude en ce monde est la mort.
Le demi-elfe réprima une impérieuse envie de pousser le mage au bas de la pente. Il vit que le chevalier l’avait presque atteint.
— Je vais avec Sturm, dit-il brusquement. Mais je n’assumerai pas la responsabilité de votre décision. Vous choisissez ce que bon vous semble.
— Je viens avec toi ! dit Tasslehoff.
— Des fantômes ! railla Flint en regardant Raistlin d’un air excédé.
Il se plaça à côté de Tanis. Après un instant d’hésitation, Lunedor et Rivebise, l’air pensif, le suivirent. Cela rassura Tanis. Il savait que les légendes barbares sur le Bois des Ombres étaient terrifiantes. Finalement, Raistlin s’avança avec une rapidité qui déconcerta son frère. Tanis le regarda, un petit sourire aux lèvres.
— Pourquoi viens-tu ?
— Parce que vous aurez besoin de moi, Demi-Elfe. D’ailleurs, où veux-tu que nous allions ? Nous t’avons suivi jusque-là, sans pouvoir rebrousser chemin. Tu ne nous as laissé qu’une alternative, Tanis ! Mourir tout de suite, ou un peu plus tard. (Il descendit le sentier) Tu viens, frère ?
Les autres regardèrent Tanis d’un air gêné. Il se sentait très mal à l’aise. Raistlin avait raison. Il les avait mis dans une situation où ils ne pouvaient qu’obtempérer, ce qui lui avait donné bonne conscience. Rageusement, il flanqua un coup de pied dans les cailloux. Pourquoi était-il responsable de tout ? Pourquoi s’était-il laissé entraîner, alors qu’il ne désirait qu’une chose : retrouver Kitiara et lui dire que sa décision était prise, qu’il l’aimait et qu’il voulait vivre avec elle ? Il avait appris à accepter les faiblesses de la guerrière comme il supportait ses propres travers.
Mais elle n’était pas revenue. Elle vivait auprès d’un « nouveau seigneur ». Peut-être était-ce parce qu’il…
— Hé, Tanis ! appela le kender de sa voix de flûtiau.
— J’arrive…
Le fameux bois n’avait rien de sinistre. Après la vibrante lumière de l’automne, sa fraîcheur le rendait plutôt accueillant.
— Nous trouverons peut-être du gibier, dit Caramon. Pas de cerfs, bien entendu, mais des lapins…
— Ne tuez rien, ne mangez ni buvez quoi que ce soit dans le Bois des Ombres, recommanda Raistlin.
Tanis regarda le magicien. Ses pupilles en sablier étaient dilatées, et sa peau au reflet métallique scintillant sous le soleil lui conférait une allure inquiétante. Il s’appuya sur son bâton en tremblotant comme s’il avait froid.
— Fadaises, marmonna Flint sans conviction.
Tanis connaissait la tendance du mage à dramatiser, néanmoins, il ne l’avait jamais vu dans cet état.
— Comment te sens-tu, Raistlin ? demanda-t-il avec sollicitude.
— Un sortilège très puissant plane sur ces bois.
— Est-il maléfique ?
— Seulement pour ceux qui portent le Mal en eux…
— Tu es donc le seul à devoir redouter cette forêt, dit sèchement Sturm.
— Nous verrons, fit Raistlin d’une voix à peine audible. (Il s’appuya sur le bras de son frère et déclara :) On y va ?
Caramon foudroya Sturm du regard et pénétra avec son jumeau dans le bois. Les autres les suivirent de près ; Tanis et Flint restèrent un peu en arrière.
— Je commence à me faire vieux pour ce genre d’aventure, Tanis.
— Tu dis des bêtises, Flint. Tu te bats comme un…
— Il ne s’agit pas de mes muscles, bien qu’eux aussi ne soient plus tout neufs. Non, je veux parler de l’esprit. Il n’y a pas si longtemps, avant que les autres soient nés, toi et moi serions rentrés dans un bois ensorcelé sans une arrière-pensée.
— Allons, du courage ! dit Tanis sur un ton enjoué.
Cependant la tristesse du nain l’affectait. Flint avait toujours paru âgé. Avec sa grosse barbe grise et ses sourcils embroussaillés, il était par habitude d’humeur bougonne. Mais l’étincelle de fierté qui animait autrefois son regard avait disparu.
— Ne te laisse pas troubler par ce que dit Raistlin. Ce soir, devant un bon feu, nous rirons de ces histoires de maléfices.
— C’est possible, soupira Flint, espérons-le. Écoute, Tanis, un jour, je deviendrai un poids mort pour toi, et je ne veux pas que tu te dises : « Mais qu’est-ce que je fais avec ce vieux nain grognon ? ».
— J’ai besoin de toi, vieux nain grognon, le rassura. Tanis. Ils sont tous si… jeunes. Toi, tu es comme un roc indestructible sur lequel je m’appuie dans la bataille.
Le visage de Flint s’empourpra de bonheur. Ému, il tirailla sur sa barbe en se raclant la gorge.
— Il est vrai que tu as toujours été un grand sentimental. Viens, nous perdons du temps. Je veux entrer dans cette forêt aussi vite que possible. (Il murmura plus bas :) Heureusement qu’il fait encore jour.
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