Épuisé, il se laissa retomber sur sa couche et s’endormit.
— Les Batailles Perdues, trois lunes, cette voix étrange… Quel sens donner à tout cela ?
— Je ne crois pas un mot de ce qu’il raconte, dit froidement Rivebise.
Il arrangea ses fourrures et se prépara à dormir. Tanis allait en faire autant quand il vit Alhana s’approcher de Raistlin.
— De puissants magiciens ! Par les dieux, mon père ! murmura-t-elle, tremblante de peur.
La voyant ainsi, Tanis eut une subite illumination.
— Veux-tu dire que ton père aurait utilisé l’orbe draconien qui se trouve au Silvanesti ?
— Je le crains, gémit-elle en se tordant les mains. Il a dit qu’il était le seul à pouvoir combattre le Mal et l’empêcher d’envahir notre pays. Peut-être voulait-il parler de… (Elle se pencha vers Raistlin.) Réveillez-le ! ordonna-t-elle à Tanis. Il faut que je sache !
Caramon la retint doucement mais fermement. Alhana le foudroya du regard. Un instant, Tanis crut qu’elle allait le frapper. Il lui prit la main.
— Dame Alhana, dit-il d’un ton apaisant, il ne servira à rien de le réveiller. Il nous a dit tout ce qu’il savait. Quant à ce qu’il a raconté avec son autre voix, il ne s’en rappelle pas.
— Ce n’est pas la première fois que cela lui arrive, dit Caramon. Il devient quelqu’un d’autre : après, il est épuisé et il ne se souvient de rien.
Alhana retira sa main de celle de Tanis. Son visage, lisse et froid, était celui d’une statue. Elle tourna les talons, écarta la tenture qui séparait le feu de camp des dormeurs et faillit l’arracher en sortant de la caverne.
— Caramon, je prends le premier tour de garde, va te reposer, dit Tanis.
Le demi-elfe suivit Alhana.
Dehors, les griffons dormaient profondément, la tête sous une aile. Dans la nuit noire, Tanis ne vit pas tout de suite Alhana. Il entendit ses sanglots, et distingua sa silhouette, assise contre un rocher, le visage entre les mains.
Jamais elle ne lui pardonnerait s’il la surprenait dans cet état de faiblesse et de vulnérabilité, il le savait. Il revint sur ses pas et écarta la tenture.
— Je vais prendre mon tour de garde ! cria-t-il.
Tanis vit la jeune femme se redresser et s’essuyer hâtivement le visage. Elle se tourna vers lui et le regarda venir.
— La caverne était étouffante, dit-elle doucement je suis venue respirer l’air frais.
— C’est moi qui assure le premier tour de garde, fit Tanis. (Il y eut un moment de silence.) Tu sembles redouter que ton père se soit servi de l’orbe draconien. Il connaissait sûrement son histoire. Autant que je m’en souvienne, il était magicien.
— Il savait d’où venait l’orbe, dit Alhana d’une voix chevrotante. Le jeune mage avait raison lorsqu’il parlait des Batailles Perdues et de la destruction des Tours. Mais il avait tort en disant que les trois orbes avaient disparu. L’un a été mis en sécurité chez mon père.
— Les Batailles Perdues, qu’est-ce que c’est ? demanda Tanis.
— Qualinost aurait-elle perdu la mémoire ? répliqua-t-elle avec colère. Quels barbares êtes-vous devenus depuis que vous vous mêlez aux humains !
— La faute m’en incombe entièrement, répondit Tanis, je n’écoutais pas les leçons du Gardien des Traditions.
Alhana le regarda d’un air suspect, comme s’il moquait d’elle. Mais il avait l’air sérieux, et elle n’avait pas envie de se retrouver seule ; aussi se décida-t-elle à répondre à sa question :
— Pendant l’Ère de la Force, Istar vécut ses jours de gloire. Le Prêtre-Roi d’Istar et ses disciples jalousaient les magiciens. Ils trouvaient inutile de défendre un pouvoir sur lequel ils n’avaient pas de prise. Quant aux magiciens, ils étaient respectés, mais on s’en méfiait, même des Robes Blanches. Les prêtres d’Istar n’eurent aucune difficulté à monter le peuple contre les sorciers en les rendant responsables du Mal qui se propageait dans le monde. Les Tours des Sorciers, où les mages passaient une redoutable épreuve, étaient le siège de leur pouvoir. Elles devinrent des cibles pour le peuple, qui les prit d’assaut. Comme l’a dit ton jeune ami, pour la seconde fois dans leur histoire, les Robes s’allièrent pour défendre leur dernier bastion.
— Mais comment se fait-il que les mages aient été vaincus ? s’enquit Tanis, incrédule.
— Tu me le demandes, toi qui en as un exemple sous les yeux ? Ton ami le mage est puissant, mais il est contraint de s’arrêter pour prendre du repos. Les plus forts doivent avoir le temps de se régénérer pour lancer leurs sorts et entretenir leur mémoire. Même le plus expérimenté est obligé de dormir et de potasser ses grimoires. En outre, comme aujourd’hui, les magiciens n’étaient pas nombreux. Bien peu osaient affronter l’Épreuve de la Tour des Sorciers, car l’échec signifiait la mort.
— La mort ?
— Exactement, répondit Alhana. Ton ami est très courageux d’avoir pris ce risque aussi jeune. Très courageux, ou très ambitieux. Il ne t’en a pas parlé ?
— Non, il n’aborde jamais le sujet. Mais continue…
— Quand il fut évident que la bataille était perdue, les magiciens détruisirent eux-mêmes les Tours. Les explosions dévastèrent la région sur des lieues. Il n’en resta plus que trois : la Tour d’Istar, celle de Palanthas, et celle de Wayreth. Le Prêtre-Roi d’Istar prit peur : les magiciens pouvaient anéantir les villes de Palanthas et d’Istar en même temps que leurs Tours. Il leur garantit donc la liberté s’ils laissaient leurs Tours intactes.
« Les mages sont partis pour la seule Tour qui n’ait jamais été attaquée, celle de Wayreth, dans les Monts Kharolis. C’est là qu’ils mirent en sûreté le peu de savoir magique qui restait en ce monde. Les grimoires qu’ils n’avaient pu emmener avec eux, scellés par des sorts, furent regroupés dans la bibliothèque de Palanthas, où ils ont été conservés, selon les préceptes de nos traditions. »
La lune d’argent s’était levée. Sa lumière auréola l’elfe d’une beauté glacée qui transperça le cœur de Tanis.
— Que sais-tu de la troisième lune ? demanda-t-il en frissonnant. Une lune noire…
— Très peu de choses. Les magiciens tirent leur pouvoir des lunes : Solinari pour les Robes Blanches, Lunitari pour les Robes Rouges. Pour les Robes Noires, il s’agit, selon la tradition, d’une lune qu’ils sont les seuls à voir dans le ciel.
Raistlin connaissait le nom de la lune noire. Mais il n’en avait pas fait mention.
— Comment ton père a-t-il reçu l’orbe draconien ?
— Lorac était apprenti magicien. Il se rendit à la Tour des Sorciers d’Istar pour y passer l’Épreuve, qu’il réussit. C’est là qu’il a vu les orbes pour la première fois. Je vais te dire ce que je n’ai répété à personne, et qu’il n’a confié à nul autre qu’à moi : tu as le droit de savoir ce qui t’attend.
« Pendant l’Épreuve, l’orbe draconien a communiqué avec lui par l’esprit. Il a exprimé ses craintes d’une calamité qui s’abattrait prochainement sur l’Univers. « Ne me laisse pas à Istar, lui a dit l’orbe, sinon, je périrai, et le monde avec moi. » En quelque sorte, mon père a subtilisé l’orbe draconien pour le sauver.
« La Tour d’Istar fut abandonnée. Le Prêtre-Roi en prit alors possession. Puis les mages quittèrent la Tour de Palanthas. Son destin fut terrible. Le régent de Palanthas, un disciple du Prêtre-Roi, vint pour y apposer des sceaux. En réalité, il était avide de s’emparer des merveilles, bénéfiques ou maléfiques, dont parlent les légendes.
« Le grand mage des Robes Blanches avait verrouillé les portes d’or avec une clé d’argent. Le régent tendit la main pour s’emparer de la clé, lorsqu’un mage des Robes Noires le surprit et s’écria : « Les portes resteront closes et les salles vides jusqu’au jour où le maître du présent et du passé récupérera ses pouvoirs. » Puis il se lança d’une fenêtre. Avant de s’empaler sur les pieux, il jeta un sort sur la Tour. Au moment où son sang se répandait sur le sol, les portes d’or se mirent à trembler et se ternirent, puis noircirent. La Tour étincelante de blanc et de rouge se transforma en pierre grise, ses minarets noirs tombèrent en poussière.
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