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George Orwell: 1984 (fr)

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…Militant de gauche violemment opposé à la dictature soviétique, George Orwell s'est inspiré de Staline pour en faire son "Big Brother" et pour dépeindre la société totalitaire ultime…

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La musique du télécran s’arrêta et une voix la remplaça. Winston leva la tête pour écouter. Pas de bulletin du front, pourtant. Ce n’était qu’une brève annonce du ministère de l’Abondance. Au trimestre précédent, paraît-il, le quota du dixième plan de trois ans pour les lacets de souliers avait été dépassé de 98 pour 100.

Il examina le problème d’échecs et posa les pièces. C’était un problème qui demandait de l’astuce et mettait en jeu deux cavaliers. «Les blancs jouent et gagnent en deux coups.» Winston leva les yeux vers le portrait de Big Brother. «Les blancs gagnent toujours, pensa-t-il avec une sorte de mysticisme obscur. Toujours, sans exception, il en est ainsi. Depuis le commencement du monde, dans aucun problème d’échecs les noirs n’ont gagné. «Ce jeu ne symbolisait-il pas le triomphe éternel et inéluctable du Bien sur le Mal? Le visage plein de puissance calme lui rendit son regard». Les blancs font toujours échec et mat.»

La voix du télécran s’arrêta et ajouta sur un ton différent et plus grave: «Vous êtes prié d’écouter à quinze heures et demie une importante déclaration. Quinze heures et demie! Ce sont des nouvelles de la plus grande importance. Ayez soin de ne pas les manquer. Quinze heures et demie!» La musique métallique se fit à nouveau entendre.

Le cœur de Winston frémit. C’était le bulletin du front. Un instinct lui disait que c’étaient de mauvaises nouvelles qui arrivaient. Toute la journée, avec de petits sursauts d’excitation, la pensée d’une défaite écrasante en Afrique avait hanté son esprit. Il lui semblait voir réellement l’armée eurasienne traverser en masse la frontière jamais violée jusqu’alors et se déployer dans le sud de l’Afrique comme une colonne de fourmis. Pourquoi n’avait-on pu d’une façon ou d’une autre, les prendre à revers? La ligne de la côte occidentale africaine se détachait nettement dans son esprit. Il prit le cavalier blanc et le déplaça sur le jeu. C’était là qu’était le bon endroit. Tandis qu’il voyait dévaler la horde noire vers le Sud, il considérait une autre force, mystérieusement rassemblée qui s’implantait sur les arrières de la première et coupait ses communications par mer et par terre.

Winston sentait que sa volonté faisait naître cette autre force. Mais il était nécessaire d’agir rapidement. S’ils obtenaient la domination de toute l’Afrique, s’ils possédaient des champs d’aviation et des bases sous-marines au Cap, ils couperaient l’Océania en deux. Cela pouvait tout signifier: la défaite, l’écrasement, le nouveau partage du monde, la destruction du Parti! Il respira profondément. Une étrange mixture de sentiments – mais ce n’était pas à proprement parler une mixture, c’étaient plutôt des couches successives de sentiments, dont on ne pouvait dire laquelle était plus profonde -, une étrange mixture de sentiments luttait en lui.

L’accès disparut. Il remit à sa place le cavalier blanc mais ne put, pour le moment, entreprendre une étude sérieuse du problème d’échecs. Ses pensées s’égaraient de nouveau. Presque inconsciemment, il traça du doigt dans la poussière de la table:

2 + 2 = 5

– Ils ne peuvent pénétrer en vous, avait-elle dit.

Mais ils pouvaient entrer en vous. «Ce qui vous arrive ici vous marquera à jamais», avait dit O’Brien. C’était le mot vrai. Il y avait des choses, vos propres actes, dont on ne pouvait guérir. Quelque chose était tué en vous, brûlé, cautérisé.

Il avait vu Julia, il lui avait parlé. Il n’y avait aucun danger à le faire. Il savait, presque instinctivement, que le Parti ne s’intéressait plus maintenant à ses actes. Il aurait pu s’arranger pour la rencontrer une seconde fois si elle ou lui l’avait désiré. C’était réellement par hasard qu’ils s’étaient rencontrés.

Il se trouvait dans le parc, par un jour de mars froid et piquant alors que la terre est dure comme du fer, toutes les plantes semblent mortes, il n’y a nulle part de boutons, hors ceux de quelques crocus qui ont poussé plus haut que les autres plantes et sont battus par le vent. Les mains gelées et les yeux humides, il marchait à bonne allure quand il la vit à moins de dix mètres de lui. Il vit tout de suite qu’elle avait changé. En quoi? Il ne put le définir. Ils se croisèrent presque sans se regarder, puis il se retourna et la suivit, sans grand empressement. Il savait pouvoir le faire sans danger, personne ne s’intéressait à eux. Elle ne parlait pas. Elle obliqua à travers la pelouse, comme pour essayer de se débarrasser de lui, puis parut se résigner à sa présence. Ils étaient au milieu d’un bouquet d’arbustes dépouillés de leurs feuilles, qui ne les cachaient ni ne les protégeaient du vent. Ils s’arrêtèrent. Il faisait horriblement froid. Le vent sifflait à travers les rameaux et agitait les rares crocus poussiéreux. Il lui entoura la taille de son bras.

Il n’y avait pas de télécrans, mais il pouvait y avoir des microphones cachés, en outre, on pouvait les voir. Cela n’avait pas d’importance, rien n’avait d’importance. Ils auraient pu se coucher par terre et faire cela s’ils l’avaient voulu. Winston se sentit, à cette pensée, glacé d’horreur. Julia ne réagit dans aucun sens à l’étreinte de son bras. Elle n’essaya même pas de se libérer. Il comprit alors ce qui avait changé en elle.

Son visage était plus blême et une longue cicatrice, en partie cachée par les cheveux, lui traversait le front et la tempe. Mais ce n’était pas en cela qu’était le changement. C’était que sa taille avait épaissi et s’était roidie d’une façon étonnante. Il se souvint avoir une fois aidé, après l’explosion d’une bombe-fusée, à sortir un corps des décombres. Il avait été étonné, non seulement du poids incroyable de la chose, mais de sa rigidité et de la difficulté éprouvée à la manier. Cela ressemblait à de la pierre plutôt qu’à de la chair. Le corps de Julia donnait cette impression. Il sembla à Winston que la texture de sa peau devait être aussi tout à fait différente de ce qu’elle avait été.

Il n’essaya pas de l’embrasser et ils ne se parlèrent pas. Tandis qu’ils traversaient la pelouse en sens inverse, elle le regarda en face pour la première fois. Ce ne fut qu’un coup d’œil rapide, plein de mépris et de dégoût. Il se demanda si ce dégoût venait du passé ou s’il était aussi inspiré par son visage boursouflé et les larmes que le vent continuait à faire couler de ses yeux.

Ils s’assirent côte à côte sur deux chaises de fer, mais pas trop près l’un de l’autre. Il vit qu’elle allait parler. Elle avança de quelques centimètres sa chaussure grossière et écrasa du pied un rameau. Il remarqua que ses pieds semblaient s’être élargis.

– Je vous ai trahi! dit-elle méchamment.

– Je vous ai trahie, répéta-t-il.

Elle lui jeta un autre rapide regard de dégoût.

– Parfois, dit-elle, ils vous menacent de quelque chose, quelque chose qu’on ne peut supporter, à quoi on ne peut même penser. Alors on dit: «Ne me le faites pas, faites-le à quelqu’un d’autre, faites-le à un tel.» On pourrait peut-être prétendre ensuite que ce n’était qu’une ruse, qu’on ne l’a dit que pour faire cesser la torture et qu’on ne le pensait pas réellement. Mais ce n’est pas vrai. Au moment où ça se passe, on le pense. On se dit qu’il n’y a pas d’autre moyen de se sauver et l’on est absolument prêt à se sauver de cette façon. On veut que la chose arrive à l’autre. On se moque pas mal de ce que l’autre souffre. On ne pense qu’à soi.

– On ne pense qu’à soi, répéta-t-il en écho.

– Après, on n’est plus le même envers l’autre.

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