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George Orwell: 1984 (fr)

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…Militant de gauche violemment opposé à la dictature soviétique, George Orwell s'est inspiré de Staline pour en faire son "Big Brother" et pour dépeindre la société totalitaire ultime…

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Il y eut, dans la cage, une explosion de cris perçants. Il sembla à Winston qu’ils lui arrivaient de très loin. Les rats se battaient. Ils essayaient de s’attaquer à travers la cloison. Il entendit aussi un profond gémissement de désespoir. Cela aussi lui parut venir de l’extérieur.

O’Brien prit la cage et pressa quelque chose à l’intérieur. Il y eut un déclic aigu. Winston fit un effort désespéré pour se libérer. C’était impossible. Toutes les parties de son corps, même la tête, étaient immobilisées. O’Brien rapprocha la cage. Elle se trouva alors à moins d’un mètre du visage de Winston.

– J’ai appuyé sur le premier levier, dit O’Brien. Vous comprenez la construction de cette cage. Le masque s’adaptera à votre tête, sans lui laisser aucune échappée. Quand j’appuierai sur cet autre levier, la porte de la cage glissera. Ces brutes affamées s’élanceront comme des balles. Avez-vous déjà vu un rat sauter en l’air? Ils vous sauteront à la figure et creuseront droit dedans. Parfois ils s’attaquent d’abord aux yeux. Parfois, ils creusent les joues et dévorent la langue.

La cage était plus proche. Elle était fermée à l’intérieur. Winston entendit une succession de cris perçants qui lui parurent provenir d’en haut, au-dessus de sa tête. Mais il lutta furieusement contre sa panique. Réfléchir, même s’il ne restait qu’une demi-seconde, réfléchir était le seul espoir.

La répugnante odeur musquée des brutes lui frappa soudain les narines. Une violente nausée le convulsa et il perdit presque connaissance. Tout était devenu noir. Un moment, il fut un fou, un animal hurlant. Cependant il revint de l’obscurité en s’accrochant à une idée. Il n’y avait qu’un moyen, et un seul, de se sauver. Il devait interposer un autre être humain, le corps d’un autre, entre les rats et lui.

Le cercle du masque était assez grand maintenant pour l’empêcher de voir quoi que ce soit d’autre. La porte de treillis était à deux mains de son visage. Les rats savaient maintenant ce qui allait venir. L’un d’eux faisait des sauts. L’autre, un grand-père squameux d’égout, était dressé, ses pattes roses sur les barres, et reniflait férocement. Winston pouvait voir les moustaches et les dents jaunes. Une panique folle s’empara encore de lui. Il était aveugle, impuissant, hébété.

– C’était une punition fréquente dans la Chine impériale, dit O’Brien plus didactique que jamais.

Le masque se posait sur son visage. Le fil lui frotta la joue. Puis – non, ce n’était pas un soulagement, c’était seulement un espoir, un tout petit bout d’espoir. Trop tard peut-être, trop tard. Mais il avait soudain compris que, dans le monde entier, il n’y avait qu’une personne sur qui il pût transférer sa punition, un seul corps qu’il pût jeter entre les rats et lui. Il cria frénétiquement, à plusieurs reprises:

– Faites-le à Julia! Faites-le à Julia! Pas à moi! Julia! Ce que vous lui faites m’est égal. Déchirez-lui le visage. Épluchez-la jusqu’aux os. Pas moi! Julia! Pas moi!

Il tombait en arrière, dans des profondeurs immenses, loin des rats. Il était encore attaché à la chaise, mais il tombait à travers le parquet, à travers les murs de l’édifice, à travers la terre, les océans, l’atmosphère, dans l’espace sans limite, dans les golfes qui séparaient les étoiles, plus loin, toujours plus loin des rats. Il était à des années-lumière de distance, mais O’Brien était encore debout près de lui. Il sentait encore contre sa joue le contact froid du treillis. À travers l’obscurité qui l’enveloppait, il entendit un autre déclic métallique et comprit que la porte de la cage n’avait pas été ouverte, mais fermée.

CHAPITRE VI

Le café du Châtaignier était presque vide. Un rayon de soleil oblique entrait par la fenêtre et dorait la surface des tables poussiéreuses. Il était quinze heures, l’heure solitaire. Une musique métallique s’écoulait des télécrans.

Winston était assis dans son coin habituel, le regard fixé sur son verre vide. De temps en temps, il jetait un coup d’œil au large visage qui le regardait du mur d’en face, BIG BROTHER VOUS REGARDE, disait la légende.

Un garçon, sans attendre la commande, lui remplit son verre de gin de la Victoire et y fit tomber quelques gouttes, d’une autre bouteille qu’il agita, dont le bouchon était traversé par un tuyau. C’était de la saccharine parfumée au clou de girofle, spécialité du café.

Winston écoutait le télécran. Il n’en sortait pour l’instant que de la musique, mais il pouvait y avoir, d’un moment à l’autre, un bulletin spécial du ministère de la Paix. Les nouvelles du front africain étaient extrêmement alarmantes. Winston s’en était, d’une façon intermittente, inquiété tout le jour. Une armée eurasienne (l’Océania était en guerre avec l’Eurasia, l’Océania avait toujours été en guerre avec l’Eurasia) s’avançait en direction du Sud à une vitesse terrifiante. Le bulletin de midi n’avait mentionné aucune région précise, mais il était probable que l’embouchure du Congo était déjà un champ de bataille. Brazzaville et Léopoldville étaient en danger. On n’avait pas besoin de regarder une carte pour savoir ce que cela signifiait. Il n’était pas simplement question de perdre l’Afrique centrale. Pour la première fois de la guerre, le territoire de l’Océania lui-même était menacé.

Une violente émotion, pas exactement de la peur, mais une sorte d’excitation indifférenciée, s’élevait en lui comme une flamme, puis s’éteignait. Il cessa de penser à la guerre. Il ne pouvait, ces jours-là, fixer son esprit sur un sujet que pendant quelques minutes. Il prit son verre et le vida d’un trait. Il en eut, comme toujours, un frisson et même un léger haut-le-cœur. Le breuvage était horrible. Les clous de girofle et la saccharine, eux-mêmes plutôt d’un goût répugnant de remède, ne pouvaient déguiser l’odeur d’huile. Le pire de tout était que l’odeur du gin, qui ne le quittait ni jour ni nuit, était inextricablement liée dans son esprit à l’odeur de ces…

Il ne les nommait jamais, même mentalement et, autant que possible, ne se les représentait jamais. Ils étaient quelque chose dont il avait à moitié conscience, qui rôdait près de son visage, une odeur qui s’attachait à ses narines.

Comme le gin lui remontait, il rota entre des lèvres rouges. Il était devenu plus gras depuis qu’on l’avait relâché et avait retrouvé son teint – en vérité, l’avait plus que retrouvé. Ses traits s’étaient épaissis. La peau de son nez et de ses pommettes était d’un rouge vulgaire. Son crâne chauve lui-même était d’un rosé trop foncé.

Un garçon, toujours sans avoir reçu d’ordres, apporta le jeu d’échecs et le Times du jour, la page tournée au problème d’échecs. Puis, voyant le verre de Winston vide, il apporta la bouteille de gin et le remplit. Il n’était pas nécessaire de donner des ordres. On connaissait ses habitudes. Le jeu d’échecs l’attendait toujours, la table du coin lui était toujours réservée. Même quand le café était plein il avait sa table pour lui seul car personne ne se souciait d’être vu assis trop près de lui. Il ne prenait même pas la peine de compter ses consommations. À intervalles irréguliers, on lui présentait un bout de papier sale qu’on disait être la note, mais il avait l’impression qu’on lui faisait toujours payer moins qu’il ne devait. Peu importait d’ailleurs que ce fût le contraire. Il possédait toujours maintenant beaucoup d’argent. Il occupait même un poste. Une sinécure, plus payée que ne l’avait été son ancien travail.

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