Au cours de toutes ces longues années passées à regarder défiler ces torrents de vies, Galilée n’arrête pas de me revenir. Si la Piera disait vrai – si tant qu’il y a des gens pour penser à nous nous restons en vie –, alors Galilée est définitivement encore bien vivant, et revient en nous, tout comme, je suppose, il n’arrête pas de revenir sur le sol de cette cave empoisonnée : impossible à tuer, fanfaron, sarcastique, égocentrique – tous les défauts du monde, c’est sûr.
Le bien pour lequel il se battait n’est pas si facile à exprimer. Enfin, on peut dire qu’il croyait à la réalité. Il croyait qu’il était utile de s’y intéresser, utile d’apprendre tout ce qu’on pouvait à son sujet, utile de dire ce qu’il avait appris, et même utile d’insister. Et puis, il croyait qu’il était utile d’essayer d’appliquer cette connaissance à améliorer les choses, si possible. Oui, je crois qu’on peut dire ça : il croyait à la science.
Mais écoutez-moi, parce que je l’ai vu de mes propres yeux : la science a commencé comme une pauvre Clarisse. La science n’avait pas un radis, et elle s’est laissé acheter. La science avait peur, et elle a fait ce qu’on lui disait de faire. Elle a conçu les fusils et les a donnés aux puissants, et les puissants ont collé le canon sur la tempe de la science et lui ont dit d’en faire davantage. Vous trouvez ça intelligent ? Aujourd’hui, la science est en position de devoir inventer en secret un moyen de mettre les fusils hors d’état de nuire et de recommencer le processus à zéro. Cela peut-il marcher ? Ce n’est pas évident. Parce que les scientifiques sont tous des Galilée, pauvres, terrifiés, le canon sur la tempe. Le pouvoir est ailleurs. Si nous pouvions déplacer ce pouvoir… C’est le grand « si ». Si nous pouvions faire suivre un nouveau canal à l’Histoire et éviter les siècles de cauchemar… Si nous pouvions faire en sorte que la science tienne sa promesse, une promesse difficile à tenir…
À vrai dire, c’est mal parti. Quand j’ai fait ma première analepse, il y a si longtemps que je frémis rien que d’y penser, l’Histoire n’était guère plus qu’une longue dégringolade vers l’extinction, une succession de guerres, d’épidémies, de famines et de génocides toujours plus dévastateurs – la paupérisation croissante pour le gros de l’humanité et le reste de la vie sur Terre. Quand j’ai enseigné l’Histoire à de jeunes enfants, quand j’ai vu sur leur visage l’éclair de la compréhension, j’ai eu honte.
Aussi ai-je tout laissé tomber pour suivre Ganymède. J’ai participé à sa tentative de rétrojection dans l’espoir de faire suivre au cauchemar une voie différente. Si les gens voulaient seulement comprendre plus tôt, nous disions-nous, que la science est une religion, la religion la plus éthique, la plus dévouée et la plus aimante… Il est clair que j’avais tort de vouloir seulement essayer. Ce n’est pas vraiment possible. Les paradoxes et les possibilités intriquées sont le moindre des problèmes. Le pire, et de loin, c’est l’énorme inertie des faiblesses humaines : l’avidité, la peur – toute cette masse de chair sanguinolente qui nous constitue. Ça a été un cauchemar. J’ai rejoint le cauchemar. J’ai contribué à le rêver. Nous sommes retournés en arrière dans le temps et nous avons interféré avec Archimède, nous lui avons appris des choses qui l’ont fait tuer ; je l’ai fait tuer. J’aurais pu le sauver en m’y prenant assez tôt, mais je ne l’ai pas fait. J’avais trop peur. J’ai regardé, paralysé par l’effroi, le soldat qui l’a embroché. Alors j’ai de nouveau voyagé dans le temps avec Ganymède, pensant pouvoir me racheter, et puis, quand j’ai vu Ganymède s’efforcer de faire brûler Galilée sur le bûcher, j’ai essayé de corriger ça aussi, essayé de faire en sorte que cela n’arrive pas, essayé de l’empêcher. Alors même que tout ce qui arrive arrive. Par suite de malentendus. Tant d’erreurs, de souffrance. Et pourtant, je suis encore là. Pourquoi je reste ? Ce n’est pas comme si j’avais pu contribuer à quoi que ce soit de remarquable. Jusque-là, on dirait que j’ai surtout fait du mal. Je reste pour le soleil, je suppose, pour le vent et la pluie, et pour l’Italie. Surtout, je reste parce que je ne sais pas quoi faire d’autre.
Mais je suis resté trop longtemps. La Révolution emporte tout sur son passage, Lavoisier vient d’être guillotiné, hier, et je suis dans une cellule de la Bastille, où j’attends mon tour, qui doit venir demain, je crois. Assis sur le sol de pierre, dans le noir, j’entends les voix dehors, et je repense au poème que Machiavel a écrit après avoir été libéré de la prison où ils l’avaient torturé – l’endroit où il avait appris toutes ces leçons sur le pouvoir qu’il a si désespérément essayé de nous transmettre, à nous tous :
Ce qui me dérangeait le plus
Était que lorsque l’aube venait et que je dormais,
J’entendais chanter : « Per voi s’ora. »
Per voi s’ora… Nous prions pour vous. Je l’espère bien. La Piera a l’intricateur, qu’on m’aurait pris, sinon. Buonamici, Sestilia et elle réussiront-ils à me retrouver au-dehors avec lui, et à m’aider à m’en sortir, je n’ai aucun moyen de le savoir. Il se peut que ce coup-ci soit le bon. J’ai du mal à le croire, ce qui explique sans doute mon stoïcisme ; je n’ai pas peur. Si ça doit arriver, ça arrivera. J’en ai assez de la cataracte des jours. Et si ce doit être la fin, dans ces dernières heures je réfléchirai de toutes mes forces. L’imagination crée les événements, et à l’aube j’ai bien l’intention d’avoir vécu dix mille ans. Alors ma part de la tapisserie rebouclera sur elle-même, et les fils sortiront du dessin.
J’en aurai fini avec cette histoire, en dehors de laquelle j’ai tellement essayé de rester. Une partie, je l’ai vue, une partie, c’est Héra qui me l’a racontée, une partie, c’est moi qui l’ai inventée – c’est très bien, c’est toujours comme ça –, une partie, c’est vous aussi qui l’avez créée. La réalité est toujours en partie une création de la conscience observante. Alors j’ai dit ce qui me plaît ; et je le connaissais assez bien pour penser que j’avais pratiquement toujours raison. Je sais qu’il était comme nous, constamment à la recherche de lui-même ; et pas comme nous, dans la mesure où il agissait, alors que nous avons si rarement le courage d’agir. J’ai écrit ceci pour Héra, mais peu importe dans quelle époque vous vous trouverez lorsque vous le lirez, je suis sûr que l’histoire que vous vous racontez est encore un conte truffé de potentialités massacrées, charcutées, de souffrance superflue. C’est comme ça, c’est tout. Il n’y a pas une époque où les gens ne manquent terriblement de courage.
Mais il arrive qu’ils n’en manquent pas. Parfois, ils continuent à essayer. Ça aussi, c’est l’Histoire. Nous sommes l’Histoire – nous sommes les espoirs des gens du passé, et le passé de gens du futur, nous sommes connus de ces gens, jugés par eux, changés par eux alors qu’ils se servent de nous. Si bien que l’Histoire n’arrête pas de changer, toute l’Histoire. Ça aussi, je l’ai vu, et c’est pourquoi je persiste. J’espère sans espoir. À un moment donné, le plan incliné peut cesser de descendre, et la balle commencer à remonter. C’est ce que la science essaye de faire. Jusque-là, ça n’a pas marché, l’Histoire a été moche, stupide, honteuse, c’est sûr ; mais ça peut changer. Ça peut toujours changer. Parce qu’il faut que vous le compreniez : une fois, j’ai vu Galilée brûler sur le bûcher. Et puis je l’ai vu se dégager en couinant. Imaginez l’effet que ça fait. C’est ce qui vous pousse à essayer.
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