Un matin, il se leva en disant que s’il devenait aveugle il ne pourrait plus jamais voir l’écriture de Maria Celeste, il ne pourrait plus jamais lire ses pensées, si clairement exprimées qu’il avait l’impression de lire directement dans l’esprit de sa fille. Alors il prit la corbeille qui se trouvait à côté de son lit et qui contenait ses lettres, et commença à les relire en tenant les pages tout près de son visage, humant leur odeur tout en les lisant. Les grandes boucles penchées de l’écriture de sa fille lui ramenaient toute leur gouaille, durant toutes ces années où ils avaient dirigé ensemble San Matteo et Bellosguardo, tenant les comptes et gérant à la fois le champ et la maisonnée. Elles lui rappelaient aussi la façon donc elle l’avait soutenu pendant son procès, alors même qu’elle était terrorisée.
Il tomba sur celle qui racontait l’anecdote où il avait fait porter un panier de gibier à plumes destiné à agrémenter les derniers repas d’une jeune nonne qui dépérissait et se mourait, malgré les soins attentifs de Maria Celeste. Elle lui répondait :
J’ai reçu le panier contenant les douze grives : les quatre de plus, qui auraient complété le nombre annoncé par votre lettre, père, ont dû être libérées par un charmant petit chaton qui a eu l’idée de les goûter avant nous, parce qu’il y avait un grand trou dans le linge qui les recouvrait. C’est pourquoi, lorsque les grives arrivèrent après en avoir été quittes pour la peur, il fut nécessaire de les cuisiner en ragoût, de sorte que je les ai veillées toute la journée, et que pour une fois je me suis véritablement abandonnée à la gloutonnerie.
Pour une fois. S’abandonner à la gloutonnerie avec un ragoût d’oiseaux mâchés par un chat…
Galilée remit les lettres dans leur corbeille.
Après quelques semaines de ténèbres, Cartaphilus demanda s’il avait eu récemment des nouvelles de la dame Alessandra Buonamici, qui se trouvait en Allemagne avec son mari.
— Non, répondit-il brièvement.
Mais plus tard, ce jour-là, il demanda du papier. Il lui écrivit une longue lettre. Après cela, il en prit l’habitude. À cause de la distance qui les séparait, il pouvait dire des choses qu’il n’aurait pas dites à son entourage ; et lui dire également d’autres choses sans crainte qu’il en sorte quoi que ce soit. Aussi s’asseyait-il souvent, après sa matinée dans le jardin, à l’ombre de l’arcade, où il lui écrivait un petit mot. Il lui en mettait cinq ou six dans un paquet, et gardait les autres par-devers lui.
En ce premier jour, il écrivit, dans sa tête : Comme je vous aimais, très chère dame. Vous emplissez mon esprit au point qu’il me semble que vous êtes avec moi. Vous êtes si belle, là, dans mon jardin, je dois le dire. Je suis sûr que c’est encore plus vrai à Mayence. Au lieu de cela, j’aurais bien aimé que vous soyez ici, bien que je sente la vibration de votre présence par-delà la distance, parce que je suis accordé à la même harmonie. Peut-être y a-t-il un monde où vous n’êtes pas partie pour l’Allemagne, un monde où les choses ont suivi un autre cours, afin que je puisse passer plus de temps avec vous. Où non seulement j’aurais pu passer du temps avec vous, mais où je l’ai fait ; non seulement « j’ai été » mais « je suis » dans une autre partie de ce moment même. C’est la partie du moment que je préfère. Enfin, en attendant, je continue à vivre dans ce monde dans lequel je suis emprisonné, dans lequel vous êtes en Allemagne, ou ailleurs, si bien que je suis contraint de vous parler uniquement dans mon esprit, et de capturer ici, sur la page, une infime fraction des pensées dont je vous ai parlé dans cette pièce vide.
La dernière année avant qu’il ne perde la vue, il s’asseyait souvent dans le jardin, la nuit, sur son divan incliné, pour regarder la Lune et ce qu’il pouvait voir des étoiles. Pour la première fois, il remarqua que même si la Lune présentait toujours la même face vers la Terre, ce n’était pas exactement la même ; il y avait de petites variations, comme si l’homme dans la Lune s’était regardé dans un miroir et avait inspecté son visage sous des angles différents – c’est ainsi que Galilée décrivit cette découverte lorsqu’il en parla dans ses lettres, à ses amis –, d’abord en baissant la tête, puis en la relevant, puis en regardant à gauche, et à droite. Cela permettait peut-être d’expliquer pourquoi la Lune avait un effet sur les marées ; parce que sa théorie selon laquelle elles étaient causées non par la Lune mais par la rotation de la Terre et son mouvement autour du Soleil s’était révélée non seulement hérétique mais fausse. Tout compte fait, la Lune semblait avoir un rôle à jouer ; en tout cas, la Lune et les marées subissaient des choses l’une et l’autre, en même temps. Il était possible que cette face mouvante fût en rapport avec ça. C’était si difficile à dire ; mais quand il comprit que cette petite oscillation était bien réelle, et qu’aucun observateur de la Lune, si vigilant fût-il, ne l’avait jamais remarquée dans l’histoire de l’humanité, la petite cloche qui se trouvait en lui tinta.
Le visage rebondissant de l’homme dans la Lune devait être sa dernière observation. Très vite, son œil gauche l’abandonna, lui aussi, et alors tout cela fut terminé. Une combinaison d’infections et de cataractes l’avait aveuglé. Peu après, le Vatican envoya la nouvelle qu’il était autorisé à se rendre temporairement à Florence pour y être examiné par des docteurs. Mais ils n’auraient probablement pas pu faire grand-chose, même s’ils l’avaient vu plus tôt.
Son monde ayant sombré dans l’obscurité, il dut dicter ses lettres, qui continuaient à parcourir le monde comme avant. Un jeune étudiant appelé Vincenzio Viviani, qui n’avait que dix-sept ans, fut invité à s’installer dans la maison comme assistant. Il se joignit à nous et se révéla être un jeune homme sérieux, intelligent et coopératif, très concentré sur son devoir. Galilée passa de nombreuses heures à parler à travers sa correspondance, et Viviani mit tout par écrit.
Dans une lettre à Diodati, Galilée disait :
Cet univers que j’avais, par mes merveilleuses observations et de claires démonstrations, agrandi cent fois, non, mille fois au-delà des limites communément perçues par les savants de tous les siècles passés, s’est maintenant rétréci et restreint pour moi aux modestes dimensions de ma propre personne.
Lorsqu’il lâchait dans la maisonnée des choses aussi sinistres que celle-ci, je lui répondais :
« Ça pourrait être pire.
— Pire ? rétorquait-il. Rien ne pourrait être pire ! Il aurait mieux valu que je sois brûlé sur le bûcher par ce menteur qui est revenu sur sa parole !
— Je ne crois pas, maestro. Vous n’auriez pas aimé les flammes.
— Au moins, ç’aurait été rapide. Alors que décliner comme ça, morceau par morceau… Si seulement je pouvais trébucher sur une marche et me cogner la tête, ce serait fini. Alors laisse-moi tranquille ! Laisse-moi tranquille ou je te donne un coup de pied. Je sais où tu es. »
Il arrivait à reconnaître toutes sortes d’herbes rien qu’en les touchant, et continuait à s’asseoir dans le jardin, le matin, même s’il ne faisait qu’écouter les oiseaux et sentir le soleil sur son visage. Il avait ressorti son luth, l’avait fait réparer, en avait fait retendre les cordes et s’était remis à jouer. Et comme les cals de ses doigts s’épaississaient, il en jouait de plus en plus, nous donnant encore et encore les chansons qu’il connaissait, fredonnant ou marmonnant dans un baryton rauque les paroles de certaines d’entre elles. Il jouait souvent une petite suite que son père avait composée, ainsi que des arrangements musicaux pour l’Arioste et le Tasse, et de longues mélodies sinueuses de sa propre composition. La Piera dirigeait la maisonnée avec Geppo et les autres anciens serviteurs. Viviani faisait office de secrétaire et de scribe pour Galilée. Je continuais d’être son serviteur personnel. Un nouvel étudiant, Torricelli, s’installa pour prendre des cours de mathématiques. Les choses se poursuivaient à leur façon.
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