— Je me demandais si vous vous étiez décidé pour ou contre l’unification.
Il était évident qu’elle mentait.
Pourtant, durant les deux dernières périodes de son séjour, il lui sembla qu’elle s’accrochait à la moindre de ses paroles, comme si elle était à l’affût de quelque chose. Cela dura jusqu’au moment de son départ.
Ils se trouvaient dans la plantation de mannes, son escorte l’attendait à l’entrée du passage, quand elle dit avec reproche :
— Jared, il ne faut rien me cacher ; ce n’est pas bien !
— Quoi, par exemple ?
— Par exemple… comment il se fait que vous entendiez si bien ?
— Quand j’étais jeune, le Premier survivant passait tout son temps à m’entraîner…
— Vous m’avez déjà raconté tout cela, lui rappela-t-elle avec impatience. Jared, si nous n’avons pas changé d’avis après la retraite et la contemplation, nous serons unifiés. Alors, il ne faudrait pas qu’il y ait de secrets entre nous.
Au moment où il allait lui demander où elle voulait en venir, Lorenz arriva, un arc sur l’épaule.
— Avant que vous ne partiez, dit-il, j’aurais aimé que vous me donniez une petite leçon de tir à l’arc.
Jared prit l’arc et le carquois, tout en se demandant pourquoi le conseiller éprouvait soudain le besoin d’améliorer son habileté au tir.
— Bien. Je n’entends personne dans le champ.
— Oui, mais les enfants viendront jouer là-bas dans quelques battements de cœur, dit le conseiller. Écoutez le verger ; vous entendez cette haute tige de manne, à quarante pas devant vous ?
— Oui.
— Le fruit qui est en haut devrait faire une bonne cible.
S’éloignant des vapeurs du puits le plus proche, Jared fit résonner ses pierres à échos.
— Quand il s’agit d’une cible fixe, expliqua-t-il, il vous faut d’abord la percevoir le plus nettement possible. Le projecteur central ne donne pas une impression suffisamment précise.
Il prit une flèche.
— Ensuite, il est très important de ne pas bouger vos pieds, parce que vous êtes orienté dans votre position d’origine.
Relâchant la corde de l’arc, il entendit la flèche passer à plus de deux longueurs de bras au-dessus du fruit.
Surpris d’avoir manqué la cible de si loin, il fit de nouveau résonner les pierres. Mais, du coin de l’oreille, il surprit la réaction de Lorenz. Le visage du conseiller exprimait une intense surexcitation. Le visage de Della reflétait aussi des sons presque extatiques.
Pourquoi étaient-ils si heureux qu’il ait manqué la cible ? Abasourdi, il tira une seconde flèche. Elle manqua le but d’aussi loin que la première.
Le conseiller et la jeune fille semblaient de plus en plus contents. Leur attitude n’était toutefois pas exactement semblable : Lorenz semblait triompher, tandis que Della paraissait follement heureuse.
Il manqua encore deux fois la cible avant de se fatiguer de ce jeu incompréhensible. Contrarié, il laissa tomber l’arc et le carquois et s’avança vers la sortie où son escorte l’attendait. Après avoir fait quelques pas, il comprit pourquoi il avait si mal tiré. La tension standard de la corde de l’arc était plus grande ici que dans son monde ! C’était aussi simple que cela. Il se souvint même avoir remarqué que la corde était très tendue, mais il n’y avait pas prêté grande attention.
Il s’arrêta net. Tout d’un coup, il entendit clairement ce qui se passait. Il savait pourquoi Lorenz avait réagi de cette façon quand il avait manqué la cible, et même pourquoi il avait eu l’idée de cette démonstration.
Afin de protéger sa position de conseiller, Lorenz voulait le disqualifier en tant que partenaire d’unification pour Della. Et quel meilleur moyen d’y parvenir que de prouver qu’il était un Ziveur ?
Le conseiller devait savoir que les Ziveurs ne peuvent pas ziver dans la chaleur qui entoure les sources bouillantes du verger. Et, puisque c’est de là que Jared avait coup sur coup raté son but, Lorenz devait maintenant être sûr et certain qu’il était un Ziveur.
Mais quels étaient les mobiles de la jeune fille ? Il était évident qu’elle aussi connaissait les limites des Ziveurs. Elle avait compris ce que le test pouvait prouver, même si elle ne savait pas qu’il avait été conçu expressément dans ce but.
Mais son échec à toucher le fruit l’avait rendue follement heureuse. Pourquoi ?
— Jared ! Jared !
Il entendit Della courir pour le rattraper. Elle le prit par le bras.
— Tu n’as plus besoin de me le dire maintenant. Je sais. Oh, Jared ! Jared ! Je n’avais jamais osé rêver une chose aussi extraordinaire !
Elle prit son visage dans ses mains et l’embrassa.
— Tu… tu sais… quoi ? dit-il en la repoussant.
Elle continua avec enthousiasme :
— Tu n’entends pas que je m’en doutais depuis le début – depuis le lancer des javelots ? Et quand je t’ai apporté ce tube que le monstre avait laissé tomber c’est tout juste si je ne t’ai pas dit que je l’avais trouvé grâce à sa chaleur ! Mais je ne pouvais pas faire le premier pas avant d’être certaine que tu étais aussi un Ziveur.
Ébahi, il réussit à articuler :
— Aussi ?
— Oui, Jared ! Je suis une Ziveuse… comme toi !
Le capitaine de l’escorte officielle s’approcha de l’entrée.
— Nous sommes prêts à partir quand vous voudrez.
Une discipline rigoureuse était de règle pendant la retraite et la contemplation. Une décision d’une importance aussi vitale demandait une introspection minutieuse. En effet, l’unification impliquait d’office la pleine dignité de survivant, ce qui créait une double responsabilité. En outre, celui qui s’y consacrait devait également se préoccuper des exigences de la procréation et de la familiarisation de sa descendance.
Pourtant, tels n’étaient pas les sujets sur lesquels Jared méditait dans le silence de la grotte fermée par de lourdes draperies. Il pensait à Della, oui, mais pas comme pour une unification normale. Ses spéculations portaient sur le fait primordial qu’elle était une Ziveuse. Comment avait-elle réussi à le dissimuler ? Quelles étaient ses intentions ?
La situation n’était pas dénuée d’humour, pourtant. Tandis que Lorenz poursuivait un Ziveur, il en avait un – ou plutôt une – à portée d’oreille tout le temps ! En ce qui le concernait, la jeune fille serait une coupable de substitution toute trouvée si le conseiller décidait de le dénoncer comme Ziveur.
S’il le voulait, il pourrait la démasquer à n’importe quel moment. Mais qu’y gagnerait-il ? De toute façon, le fait qu’elle-même le prenne pour un Ziveur rendait la situation intéressante et il était impatient d’entendre ce qui en résulterait.
Ces pensées le menaient invariablement à des conjectures sur la nature exacte de la faculté des Ziveurs. Quel était ce pouvoir magique qui leur permettait de percevoir le monde physique dans le silence le plus complet et en l’absence d’odeur ? Les Ziveurs entendaient-ils les bruits imperceptibles que produisent tous les objets, animés ou inanimés, comme le Petite oreille de son imagination ? Puis il se souvint que ce n’était pas le bruit, mais la chaleur qu’ils zivaient.
Chaque fois que son attention se concentrait sur ces sujets hors de propos, il savait qu’il s’éloignait de l’esprit de la retraite et de la contemplation. Il lui semblait pourtant, en raison des conditions particulières de son unification, que toutes ces questions méritaient son attention.
Pour échapper à une nouvelle distraction, il évita de raconter au Premier survivant l’attaque des monstres au Niveau Supérieur. Cela n’aurait d’ailleurs pu que renouveler la condamnation portée sur son voyage au Monde Originel.
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