Certains, comme Richter, s’équipaient pour le voyage avec un pragmatisme Spartiate. D’autres obéissaient au syndrome de l’île déserte et emportaient leurs trésors personnels : des collections complètes de vieux livres, des instruments de musique, des enregistrements, des garde-robes parfaites ou des armures. Les plus pratiques emportaient des graines, du bétail et des outils dans le plus pur style des Robinsons Suisses. Les collectionneurs et les naturalistes se présentaient avec tout leur matériel. Les écrivains avec des plumes d’oie et des flacons d’encre sépia, ou bien encore avec les derniers modèles de vocoprint et des piles de feuilles de durofilm et de transcripteurs en plaques. Et il y avait ceux qui ne pouvaient se passer de gourmandises, de boissons et d’agents psycho-chimiques.
Compte tenu des dimensions réduites de la pergola du Temps, qui ne faisait que six mètres cube, madame Guderian faisait son possible pour passer le matériel. Elle incitait les voyageurs à mettre en commun leurs ressources et certains le faisaient. Les Amish [6] Les Amish, descendants directs des colons hollandais du XVII e siècle, continuent de vivre aux Etats-Unis en communautés autonomes, surtout dans l’Etat de Pennsylvanie, selon les usages de leurs origines, refusant tous les apports de la civilisation moderne. (N.D.T.)
, les Gitans, les Russes orthodoxes ainsi que les Esquimaux se montraient particulièrement sagaces. Mais c’était avant tout l’individualisme qui était la marque des exilés volontaires, et la plupart préféraient ne pas dépendre de leurs frères humains, sans compter tous ceux qui méprisaient les détails pratiques au profit d’idéaux romantiques et de fétiches personnels.
Madame Guderian veillait à ce que chacun ait un minimum d’équipement de survie et des médicaments étaient régulièrement expédiés dans le Pliocène. Pour le reste, tous n’avaient plus qu’à se fier à la Providence.
Durant soixante-cinq ans, dont deux rajeunissements, Angélique Guderian supervisa personnellement l’examen psychosocial de ses clients et leur passage dans le Pliocène. La cupidité qui l’avait motivée dans les premières années s’étaient transformée en dévouement. Elle en était venue à accepter de négocier le prix du passage et, souvent, à l’offrir. Le nombre des voyageurs augmentait régulièrement et la liste d’attente s’allongeait. Au seuil du XXI esiècle, on estimait que plus de 90 000 fugitifs avaient franchi la porte du Temps vers un destin inconnu.
En 2106, madame Guderian entra à son tour dans le monde du Pliocène, dans l’Exil, ainsi qu’on l’avait nommé. Seule, vêtue de sa tenue de jardin, emportant un simple sac de montagne et des boutures de ses roses préférées. Elle avait toujours méprisé l’Anglais Standard qui était la langue officielle du Milieu, qu’elle considérait comme un affront au patrimoine français, aussi laissa-t-elle une note liminaire rédigée en français et qui disait :
« C’est plus qu’il n’en faut. »
L’Administration Humaine du Concilium Galactique, cependant, n’entendait pas tenir compte de son opinion. Il était désormais évident que la porte du Temps comblait un besoin : elle représentait une sortie honorable pour tous les dévoyés que l’on ne pouvait supporter. Réorganisée de façon plus humaine et plus efficace à la fois, la Porte continua de fonctionner. Toutefois, aucune publicité n’était faite et les archives demeurèrent strictement réservées aux professionnels.
Le fait d’autoriser des humains à s’exiler à l’Epoque du Pliocène posait une sorte de dilemme d’éthique qui fut débattu légalement. Les études confirmèrent qu’il n’existait aucun risque de paradoxe temporel. Quant aux voyageurs, on devait les considérer comme étant tous condamnés à plus ou moins brève échéance.
Pendant le voyage entre Brevonsu-Mirikon et la Terre, Bryan Grenfell dressa des plans. Il décida d’appeler Mercy dès l’arrivée au Port de Unst. Ils devaient partir en mer tous les deux et ils pourraient se retrouver le vendredi soir à Cannes, ce qui lui donnerait le temps de déposer son rapport sur la conférence au CAS, à Londres, de faire ses bagages et de sortir le bateau. On prévoyait du beau temps pour les trois jours à venir et ils pourraient rallier la Corse ou la Sardaigne.
Et elle serait bientôt à lui, au fond de quelque petite calanque retirée, sous le clair de lune de Méditerranée, avec une musique douce…
— Ici le commandant. Dans cinq minutes, nous allons effectuer notre rentrée en espace normal au-dessus de la Terre. Nous traverserons les superficies et vous éprouverez sans doute une sensation de malaise très brève. N’hésitez pas à faire appel à votre assistant de vol si vous désirez une anodyne et n’oubliez pas que vous satisfaire est notre premier devoir. Nous vous remercions d’avoir choisi les United pour ce voyage.
Grenfell se pencha sur son communicateur.
— Un Glendessarry Evian.
Dès que le verre apparut, il le vida d’un coup, les yeux fermés, concentrant ses pensées sur Mercy. Ses yeux tristes qui avaient la couleur de la mer sous ses cils sombres. Ses cheveux roux comme les cèdres autour de son visage mince et pâle aux pommettes aiguës. Son corps, presque aussi frêle que celui d’une enfant, mais svelte et souple dans sa longue robe verte avec sa traîne de rubans sombres. Il pouvait presque entendre sa voix, à la fois joyeuse et profonde. Après la parade médiévale, ils s’étaient promenés dans le verger de pommiers, ce soir-là…
— Le coup de foudre, Bryan, ça n’existe pas. Le sexe, oui. Et si c’est la maigreur de mes charmes qui vous enflamme, alors faisons l’amour, parce que vous êtes doux et que j’ai besoin d’être consolée. Mais ne me parlez pas d’amour.
Pourtant, il lui avait encore parlé d’amour. Il ne pouvait s’en empêcher. Il comprenait à quel point c’était illogique quand il y réfléchissait avec un détachement marqué de tristesse, mais la situation lui échappait. Il savait qu’il l’aimait depuis le premier instant. Il avait tenté de le lui expliquer, prudemment, essayant de ne pas paraître complètement idiot. Mais elle avait ri et elle l’avait attirée contre elle, sur la pelouse parsemée de pétales. La passion leur avait apporté du plaisir à tous deux mais il n’avait pas été satisfait pour autant. Il était pris au piège. Il devrait partager sa vie avec elle ou sombrer dans le chagrin.
Rien qu’un jour avec elle ! La veille, il lui avait fallu se rendre à un important meeting, sur la planète Poltroyenne. Elle lui avait demandé de rester et c’était elle qui avait proposé de passer quelques jours en bateau, mais il était resté fidèle au devoir. L’imbécile ! Elle aurait peut-être fini par l’écouter. Comment avait-il pu la laisser seule un instant ?
Rien qu’un jour…
Gaston Deschamps, son vieil ami, rencontré par hasard dans un restaurant parisien, l’avait invité à passer quelques heures à la Fête d’Auvergne. Gaston, le réalisateur de la parade, considérait que c’était un exercice bouffon en ethnologie appliquée. Et ç’avait été exactement cela… jusqu’à ce qu’ils soient présentés.
— Nous allons maintenant nous plonger dans l’existence passionnante d’antan, avait annoncé Gaston après lui avoir fait faire le tour du village et du château.
Le réalisateur les avait précédés jusqu’à un donjon où se trouvait la salle de contrôle de la parade. Et il l’avait vue assise, là.
— Vous allez faire la connaissance de ma camarade magicienne, assistante réalisatrice de la Fête… La fille la plus médiévale du Milieu Galactique… Mademoiselle Mercédès Lamballe !
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