Elle se leva brusquement et épousseta son jean.
— Je crois qu’il faut sonner le départ. Il va nous falloir au moins deux heures pour regagner l’œuf.
— En chemin, vous en profiterez pour me parler de vos problèmes et de vos plans d’avenir.
Anna-Maria Roccaro regarda le vieil homme avec une expression d’exaspération amusée.
— Docteur Majewski, vous êtes un ex-chasseur d’os, pas un conseil spirituel.
— Mais vous allez me parler quand même. Au cas où vous l’ignoreriez, il n’y a rien de plus entêté dans tout le Milieu Galactique qu’un Polonais qui s’est voué à une cause. Et je suis encore plus entêté que la plupart des autres Polonais parce que j’ai eu le temps de m’exercer. De plus, ajouta-t-il d’un air malicieux, vous ne m’auriez jamais parlé de votre problème si vous ne vouliez pas que nous en discutions ensemble. Allez, venez. Mettons-nous en marche.
Il s’engagea dans le sentier et elle le suivit sans rien dire. Il s’écoula une bonne dizaine de minutes pendant lesquelles ils progressèrent en silence. Elle dit enfin :
— Quand j’étais une petite fille, mes héros religieux n’étaient pas les saints de l’Age Galactique. Je n’ai jamais pu m’identifier au Père Teilhard de Chardin, à saint Jack l’Incorporel ou à Illusio le Masque de Diamant. Non, ce que j’aimais, c’étaient les mystiques d’autrefois : Siméon Stylite, Anthony l’Ermite, Dame Julian de Nordwich… Mais aujourd’hui, cette vocation de pénitence solitaire est contraire à la vision qu’a l’Eglise de l’énergétisme humain. Nous sommes censés nous préparer au voyage individuel vers la perfection au sein d’une unité d’amour divin et humain.
Par-dessus l’épaule, Claude lui fit une grimace.
— Là je m’y perds, mon enfant.
— Si l’on ne tient pas compte du jargon, ça signifie que l’activité charitable est à la mode et que le mysticisme solitaire est dépassé. L’Age Galactique est trop frénétique pour admettre les ermites et les anachorètes. Ce ne sont que des égoïstes et des masochistes qui fuient la réalité et qui s’opposent à l’évolution sociale de l’Eglise.
— Mais ce n’est pas ce que vous pensez, n’est-ce pas, Anny ? Vous voulez vous évader de tout ça pour vous plonger dans la contemplation dans un coin isolé, vous voulez souffrir et voir la lumière.
— Ne vous moquez pas de moi, Claude. J’ai essayé d’entrer dans plusieurs monastères… Les Cisterciens, les Carmélites, les Pauvres Clarisses. Chaque fois, on a jeté un coup d’œil sur mon profil psychosocial et on m’a dit de ficher le camp. On m’a dit partout : patience ! Même les Brigittines-Zen n’ont pas voulu me donner une chance ! Mais j’ai fini par découvrir un endroit où un mystique solitaire d’autrefois serait à sa place. Avez-vous entendu parler de l’Exil, Claude ?
— Tous les paléo-biologistes en ont entendu parler.
— En ce cas, vous savez qu’il existe une émigration clandestine depuis bien des années. Mais ce que vous ignorez peut-être, c’est qu’il a reçu l’approbation officielle du Milieu il y a quatre ans devant la demande grandissante. Toutes sortes de gens ont choisi l’Exil après avoir suivi une période d’entraînement de survie. Des gens de toutes les professions imaginables, de tous les bords, qui viennent aussi bien des colonies humaines que de la Vieille Terre. Et tous ces voyageurs du Temps ont une chose en commun : ils veulent continuer à vivre, mais plus dans cette civilisation galactique complexe et structurée.
— Et c’est aussi ce que vous avez choisi ?
— Ma candidature a été acceptée il y a un mois.
Ils abordèrent un éboulis, un ancien couloir d’avalanche, et il leur fallut toute leur attention pour le franchir. En atteignant l’autre aplomb, ils se reposèrent un instant. Le soleil était torride. Les condors rétro-évolués avaient disparu du ciel.
— Anny, dit le vieil homme, je crois que ce serait intéressant de voir des fossiles avec de la chair dessus.
Elle haussa un sourcil.
— Est-ce que ça ne serait pas un peu impulsif ?
— Je n’ai peut-être pas autre chose à faire. Contempler des animaux du Pliocène vivants est sans doute un aboutissement intéressant pour une carrière de paléo-biologiste. Quant aux problèmes de survie quotidienne, ils ne se poseraient pas pour moi. S’il y a une chose que l’on apprend sur le terrain, c’est vivre à la dure. Peut-être que je pourrais vous donner un coup de main pour monter votre ermitage. A moins, bien sûr, que vous ne pensiez que la tentation ne contrarie vos vœux.
Elle rit de bon cœur.
— Oh, Claude ! Vous vous faites du souci pour moi ! Vous pensez que je vais être dévorée par un tigre à dents de sabre ou piétinée par des mastodontes ?
— Mais bon sang, Anny ! Savez-vous seulement ce qui vous attend ? Parce que vous avez grimpé sur quelques malheureuses montagnes et pris des truites dans l’Oregon, vous estimez que vous pouvez être une sorte de saint François d’Assise femelle dans un pays sauvage ! (Il détourna la tête, les sourcils froncés.) Dieu sait quel genre de rebut d’humanité doit rôder là-bas.. Je ne veux pas contrarier votre vocation, mon enfant. Mais je pourrais m’occuper de choses et d’autres. Vous ravitailler, par exemple. Même les mystiques d’autrefois acceptaient les offrandes, vous savez… Anny, vous ne comprenez donc pas ? Pour rien au monde je ne voudrais gâcher votre rêve.
Brusquement, elle referma ses bras sur lui, puis recula avec un sourire et, pour un instant, il ne la vit plus en jean, chemise à carreaux et coiffe de nonne mais en robe rustique, avec une corde en guise de ceinture.
— Docteur Majewski, dit-elle, je serai honorée de vous avoir pour protecteur. Il se pourrait aussi que vous représentiez la tentation. Mais je serai ferme et je résisterai à la séduction, même si je vous aime beaucoup.
— Alors c’est d’accord. Lorsque nous serons en bas, nous prendrons les dispositions pour le requiem de Geneviève. Nous emporterons ses cendres avec nous jusqu’en France et nous les inhumerons au Pliocène. Elle aurait aimé cela.
La veuve du professeur Théo Guderian avait été stupéfaite quand le premier voyageur du Temps s’était présenté à la porte de la villa des Monts du Lyonnais.
Cela s’était passé en 2041, au tout début du mois de juin. Elle était dans la roseraie occupée à tailler les fleurs fanées de ses magnifiques plants de Madame Meilland, tout en se demandant comment elle pourrait payer les droits de succession, quand un visiteur se présenta. C’était un homme d’apparence robuste, en tenue d’excursionniste, accompagné d’un chien basset. Il avait suivi la route poussiéreuse depuis Saint-Antoine-des-Cignes. Il attendit devant le portail pendant qu’elle approchait, le petit chien assis derrière son pied gauche.
— Bonsoir, monsieur, dit-elle en Anglais Standard, tout en fermant son sécateur qu’elle glissa dans la poche de sa salopette noire.
— Citoyenne Angélique Montmagny ?
— Je préfère l’ancienne forme de salutation, mais… oui, c’est bien moi.
Il s’inclina cérémonieusement.
— Madame Guderian ! Permettez-moi de me présenter. Karl Josef Richter. Je suis par profession poète et je demeurais jusqu’à présent à Francfort. Chère madame, si je suis ici, c’est afin de vous faire une proposition concernant le matériel expérimental de feu votre époux.
— A mon grand regret, je ne suis plus en mesure de vous faire la démonstration de cet appareil, dit-elle en plissant les lèvres.
Elle leva son nez aquilin avec une expression hautaine et des larmes brillèrent dans ses yeux noirs.
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