— Et rapidement ?
— Dès que j’aurai le feu vert. La stratégie de l’état-major est au point… Au fait, vous envisagez toujours de mettre le reste du personnel au courant à 13 heures demain ? s’enquit-il d’un air faussement détaché. Je tiens à y être ; j’ai prévu quelques explications sur vid quand vous aurez terminé.
— Non, dit Van Atta.
— Comment ça, non ? fit Leo d’une voix étranglée.
Il se tordit la cheville et tomba à genoux sur le tapis roulant. Tant bien que mal, il se remit sur ses pieds.
— Vous vous êtes fait mal ? demanda Van Atta qui l’observait avec curiosité. Vous avez l’air bizarre.
— Non, ça va…
Le souffle court, il s’efforça de retrouver son rythme et son calme. Ne pas céder à la panique, surtout.
— Je pensais que… c’était pour vous le moyen idéal d’informer tout le monde. Rassembler tout le personnel en une seule fois…
— J’en ai soupé d’être la cible des reproches. J’ai eu mon compte avec Minchenko. J’en ai parlé à Yei. Elle les convoquera par petits groupes dans son bureau et s’occupera du plan d’évacuation par la même occasion. Ce sera bien plus efficace. Et moins stressant pour moi…
Et ainsi, le merveilleux plan de Leo et de Silver visant à détacher en douceur les gravs du reste de l’Habitat était réduit à néant.
Tout était prêt pourtant pour isoler le module de conférences C. Il suffisait d’appuyer sur un bouton pour le couper de l’Habitat… Les masques respiratoires qui permettraient aux quelque trois cents personnes de supporter le voyage jusqu’à la station de transfert étaient cachés à l’intérieur. Les deux équipes des cargos-pousseurs étaient sur le pied de guerre.
Quel idiot… comment avait-il pu prévoir quoi que ce fût qui reposât sur une décision de Van Atta ? Leo en eut soudain la nausée.
Il leur faudrait avoir recours au plan numéro deux, dans ce cas. Celui qu’ils avaient écarté par crainte de ses conséquences imprévisibles. Hors d’haleine, il s’arrêta et dénoua les attaches qui entravaient ses chevilles.
— Ça ne fait pas une heure, dit Van Atta.
— J’ai dû me froisser un muscle en tombant, tout à l’heure, mentit Leo.
— Pas étonnant. Vous croyez que je suis aveugle ? J’ai bien vu que vous ne faisiez pas régulièrement vos exercices. Mais je vous préviens… Inutile de traîner GalacTech devant les tribunaux ; je pourrai prouver la négligence personnelle.
Leo s’éloigna du manège et commença à enfiler sa combinaison.
— Au fait, dit-il, savez-vous que l’entrepôt nous a expédié dix tonnes d’essence par erreur ? Et ils veulent nous faire payer la facture…
— Quoi ?
Alors qu’il sortait du gym, Leo eut la petite satisfaction d’entendre s’arrêter le manège de Van Atta et claquer ses attaches dénouées en toute hâte.
— Eh ! s’écria Van Atta.
Leo ne se retourna pas.
Le D rCurry accueillit Claire avec un grand sourire quand elle arriva à l’infirmerie pour son rendez-vous.
— Très bien, tu es ponctuelle… dit-il.
Claire regarda dans le corridor, puis dans la salle d’examen où le D rCurry venait de la précéder.
— Où est le D rMinchenko ? demanda-t-elle. Je croyais qu’il serait là.
Une légère rougeur colora le visage de Curry.
— Le D rMinchenko n’est pas disponible. Il ne viendra pas.
— Mais je voulais lui parler…
Curry s’éclaircit la voix.
— T’ont-ils dit pourquoi tu avais été convoquée ?
— Non… j’ai pensé qu’on voulait me redonner des remèdes pour les montées de lait.
— Ah ! Je vois…
Le médecin disposa divers instruments à l’aide de Velcro sur un plateau avant de les placer dans le stérilisateur, tout en évitant le regard de Claire.
— C’est tout à fait indolore, dit-il.
Naguère, elle se serait soumise à l’intervention, quelle qu’elle fût, sans poser de questions. Elle avait ainsi subi des milliers de tests médicaux depuis sa plus petite enfance ; et même avant d’avoir été libérée de son réplicateur utérin, la matrice artificielle où elle s’était développée. Naguère elle était encore une autre personne. Avant sa désastreuse expédition avec Tony. Pendant un temps, à la suite de cela, elle avait bien failli n’être plus rien du tout. À présent, toutefois, elle se sentait étrangement vivante, comme à l’aube d’une nouvelle naissance.
— Qu’est-ce que…
Elle toussota. Sa voix était trop faible, trop timide. Elle haussa le ton :
— Quel est l’objet de ce rendez-vous ?
— Une petite intervention abdominale, répondit le D rCurry, trop poli pour être honnête. Ça ne prendra que quelques minutes. Tu n’as même pas besoin de te déshabiller. Remonte simplement ton T-shirt et baisse un petit peu ton short. Je vais te préparer. Il faut que je t’immobilise sous le souffleur d’air stérilisé, au cas où une goutte de sang s’échapperait.
M’immobiliser ? Pas question…
— À quoi sert cette intervention ?
— Ça ne fera pas mal, je te le promets. Allez viens, maintenant.
Il sourit, tapotant la table d’examen d’un air encourageant.
— À quoi sert-elle ? insista Claire sans bouger.
— Je ne peux pas t’en parler. C’est… secret. Désolé. Il faudra que tu t’adresses à quelqu’un d’autre. M. Van Atta, ou le D rYei… Tu sais ce qu’on va faire ? Je vais t’envoyer voir le D rYei dès que ce sera fini, et tu pourras en discuter avec elle, d’accord ?
Il s’humecta les lèvres. Son sourire se dissipait.
Claire eut recours à une expression qu’un grav avait un jour employée devant elle.
— Je ne demanderais même pas l’heure qu’il est à Bruce Van Atta.
Le médecin eut un léger haut-le-corps.
— Oh !…
Piquant du nez sur ses instruments, il marmonna entre ses dents :
— Je comprends pourquoi tu étais deuxième sur la liste, maintenant…
— Qui était la première ?
— Silver, mais le professeur de soudure avait besoin d’elle. C’est une de tes amies, n’est-ce pas ? Tu pourras lui dire que ce n’est pas douloureux.
— Je me moque que ça le soit ou non… ce que je veux, c’est savoir de quoi il s’agit.
Elle plissa les yeux, comprenant soudain.
— Les stérilisations, dit-elle dans un souffle. Vous commencez les stérilisations !
— Comment as-tu… personne n’est censé… qu’est-ce qui te fait penser une chose pareille ? balbutia Curry.
Elle se précipita pour sortir mais, plus proche qu’elle de la porte, il la referma avant qu’elle n’ait pu la franchir. Elle se recula contre le mur, se cognant contre une armoire métallique.
— Claire, c’est ridicule. Calme-toi ! haleta-t-il en s’avançant vers elle. Tu vas finir par te blesser. Je pourrais t’opérer sous anesthésie générale, mais il est préférable qu’elle soit locale. Du moment que tu restes immobile… Que tu le veuilles ou non, de toute façon, tu n’as pas le choix. Il faut le faire.
— Et pourquoi ça ? rétorqua-t-elle. Et le D rMinchenko, qu’en pense-t-il, lui ? Je voudrais bien entendre son avis. Qui vous oblige à le faire, vous ?
— Si Minchenko était ici, je n’aurais pas eu à me mêler de ça, répondit Curry qui voyait de plus en plus rouge. Il a déclaré forfait, et m’a laissé me débrouiller avec cette histoire. À présent, viens t’allonger sur cette table. Ne m’oblige pas à utiliser la force.
— Obligé… Vous autres, gravs, vous êtes toujours obligés de faire les choses…
Curry perdit le peu de patience qui lui restait. S’emparant d’une seringue parmi les instruments disposés sur son plateau, il fondit sur elle et lui attrapa le bras gauche supérieur, prêt à lui planter l’aiguille dans la chair. Plus rapide, elle lui saisit les poignets pour l’immobiliser. Un bref instant, ils restèrent ainsi, luttant sans un mot dans la petite salle d’examen silencieuse.
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