Je lui assénai deux claques, rapides et retentissantes. Il me fixa sans mot dire, élevant lentement la main pour caresser ses joues cramoisies. Je pivotai et sortis du bureau, suivi de Kmuzu. Des flics déboulaient de tous les coins, et ils avaient vu ce que j’avais fait à Hadjar. Tout le monde avait le sourire. Même moi.
« Kmuzu, dis-je alors qu’il nous reconduisait à la maison, veux-tu inviter Umm Saad à dîner avec nous ? »
Il se tourna pour me regarder. Sans doute devait-il me trouver complètement cinglé, mais il s’y entendait pour garder pour lui ses opinions. « Bien sûr, yaa sidi . Dans la petite salle à manger ?
— Hon-hon. » Je regardai défiler les rues du quartier chrétien en me demandant si je savais ce que je faisais.
« J’espère que vous ne sous-estimez pas cette femme, observa Kmuzu.
— Je ne pense pas. Je crois savoir estimer sainement ce dont elle est capable. Je crois en outre qu’elle est fondamentalement lucide. Quand je lui aurai dit que je suis au courant du dossier Phénix et de ses raisons pour s’immiscer chez nous, elle se rendra bien compte que la partie est terminée. »
Kmuzu tapota le volant de ses deux index. « Si vous avez besoin d’aide, yaa sidi , je serai là. Vous n’aurez pas besoin de l’affronter tout seul, comme vous avez affronté cheikh Reda. » Je souris. « Merci, Kmuzu, mais je ne crois pas qu’Umm Saad soit aussi cinglée qu’Abou Adil ou qu’elle ait autant de pouvoir que lui. Nous allons l’un et l’autre simplement partager un repas. Je compte bien rester maître de la situation, inchallah . »
Kmuzu me lança un nouveau regard songeur, puis reporta son attention sur la conduite.
Quand nous arrivâmes au domaine de Friedlander bey, je montai à l’étage pour me changer. Je mis une robe et un caftan blancs dans lequel je glissai mon électrostatique. J’éjectai aussi le papie bloque-douleur. Je n’en avais plus vraiment besoin en permanence, et j’avais toujours sur moi un stock de soleils, au cas où. Je sentis affluer tout un tas de courbatures et de douleurs diffuses restées jusque-là bloquées par le papie. La pire était encore la gêne lancinante dans mon épaule. Je décidai qu’il était inutile de souffrir bravement et me ruai sur ma boîte à pilules.
Alors que j’attendais la réponse d’Umm Saad à mon invitation, j’entendis l’appel vespéral à la prière chanté par le muezzin de Papa. Depuis mon entretien avec l’ancien de la mosquée de la rue Souk el-Khemis, je m’étais mis à pratiquer de plus en plus assidûment. Même si je n’arrivais peut-être pas à suivre le rythme des cinq prières quotidiennes, il y avait quand même un net progrès par rapport à avant. Je descendis donc au bureau de Papa. Il y gardait rangé son tapis de prière et il avait même fait creuser un mirhab dans l’un des murs. Le mirhab est cette alcôve semi-circulaire que l’on trouve dans toutes les mosquées pour y indiquer la direction précise de La Mecque. Après m’être lavé le visage, les mains et les pieds, je déroulai le tapis de prière, vidai mon esprit de toute incertitude et m’adressai à Allah.
Quand j’eus fini de prier, Kmuzu murmura : « Umm Saad vous attend dans la petite salle à manger.
— Merci. » J’enroulai le tapis de Papa et le rangeai. Je me sentais fort et décidé. J’avais toujours eu tendance à croire que c’était une illusion temporaire due à la prière, mais à présent je pensais que l’illusion c’était le doute. L’assurance était réelle.
« C’est bien que vous ayez retrouvé la foi, yaa sidi , dit Kmuzu. Un jour, il faudra me laisser vous entretenir du miracle de Jésus-Christ.
— Jésus n’est pas étranger aux musulmans, observai-je, et ses miracles ne sont pas un secret pour la foi. »
Nous entrâmes dans la salle à manger et je vis Umm Saad et son fils assis à table. Le garçon n’avait pas été invité, mais sa présence n’allait pas m’empêcher de dire ce que j’avais à dire. « Bienvenue, dis-je, et qu’Allah te rende ce repas profitable.
— Merci, ô cheikh, dit Umm Saad. Comment va ta santé ?
— Elle est bonne, loué en soit Allah. » Je m’assis et Kmuzu resta posté derrière ma chaise. Je notai également la présence d’Habib – ou peut-être Labib, en tout cas celui des Rocs qui n’était pas resté garder Papa à l’hôpital. Nous échangeâmes, Umm Saad et moi, de nouvelles politesses jusqu’à ce qu’une domestique vienne nous servir un plateau de tahin et de poisson salé.
« Ton cuisinier est excellent, remarqua Umm Saad. J’ai toujours apprécié tous les repas ici.
— J’en suis ravi. » On nous apporta d’autres amuse-gueule : feuilles de vigne farcies, cœurs d’artichauts étuvés et aubergines fourrées de fromage blanc. J’invitai mes hôtes à se servir.
Umm Saad empila de généreuses portions de chaque plat sur l’assiette de son fils. Elle se retourna vers moi. « Puis-je te verser du café, ô cheikh ?
— Dans un petit instant, répondis-je. Je regrette que Saad ben Salah soit ici pour entendre ce que j’ai à te dire. Il est temps que je t’annonce ce que j’ai appris. Je sais tout de ton activité pour cheikh Reda comme de ta tentative de meurtre sur la personne de Friedlander bey. Je sais que tu as ordonné à ton fils de déclencher l’incendie et je suis au courant pour les dattes empoisonnées. »
Le visage d’Umm Saad pâlit d’horreur. Elle cracha la bouchée de la feuille de vigne qu’elle venait de prendre et reposa le reste dans son assiette. « Qu’est-ce que t’as fait ? » dit-elle d’une voix rauque.
Je pris une autre feuille de vigne farcie et la glissai dans ma bouche. Quand j’eus fini de mastiquer, je répondis : « Je n’ai rien fait d’aussi terrible que tu l’imagines. »
Saad ben Salah se leva et vint vers moi. La rage et la haine déformaient son visage juvénile. « Par la barbe du Prophète, commença-t-il, je ne vous permets pas de parler ainsi à ma mère !
— Je ne fais que dire la vérité. N’en va-t-il pas ainsi, Umm Saad ? »
Le garçon me fusilla du regard. « Ma mère n’a rien à voir avec l’incendie. C’était une idée personnelle. Je vous déteste comme je déteste Friedlander bey. C’est mon grand-père, et pourtant il me renie. Il laisse sa propre fille souffrir dans la misère et le malheur. Il mérite la mort. »
Je dégustai tranquillement une gorgée de café. « Je n’en crois rien. C’est tout à ton honneur d’endosser la responsabilité, Saad, mais c’est ta mère qui est coupable, pas toi.
— Tu es un menteur ! » s’écria la femme.
Saad bondit vers moi mais Kmuzu s’était interposé. Il était amplement assez vigoureux pour retenir le garçon.
Je me retournai vers Umm Saad. « Ce que je ne comprends pas, en revanche, c’est pourquoi tu as essayé de tuer Papa. Je ne vois pas en quoi sa mort avait un intérêt pour toi.
— Alors, c’est que tu n’en sais pas autant que tu le penses. » Elle parut se détendre un petit peu. Ses yeux faisaient le va-et-vient entre moi et Kmuzu, qui maintenait toujours le garçon dans son étreinte inflexible. « Cheikh Reda m’a promis que si je découvrais les plans de Friedlander bey, ou si je l’éliminais de sorte qu’il ne constitue plus pour lui un obstacle, il soutiendrait mes prétentions sur cette maison. Je m’approprierais l’ensemble des biens et des avoirs commerciaux de Friedlander bey, pour ensuite restituer à cheikh Reda tout ce qui pourrait relever du domaine politique.
— Bien sûr, dis-je, et tout ce que tu as à faire, c’est de te fier à Abou Adil. À ton avis, combien de temps tiendras-tu avant qu’il t’ait éliminé comme tu as éliminé Papa ? Dès lors, il aura la voie libre pour réunifier les deux plus importantes maisons de cette ville.
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