— Rien. Je réfléchissais. Tu n’as toujours pas décidé ce que tu ferais après l’université ?
— Je pourrais devenir Voyant, travailler d’une façon ou d’une autre sur les Habitants, mais rien n’est obligatoire. Nous, on ne nous désigne pas d’ office.
— Hum… Bon ! il est temps de réessayer d’entrer en contact avec l’extérieur, dit-elle en se levant avec grâce. Tu viens avec moi ?
— Cela ne te dérange pas si je reste ici ? demanda Fassin en se frottant le visage et en regardant alentour. Je suis un peu fatigué. L’endroit est assez sûr, non ?
— Je suppose. Je n’en ai pas pour longtemps.
Elle tourna les talons et s’enfonça dans les ténèbres. Elle disparut bientôt, laissant Fassin seul dans cette vaste grotte silencieuse, baignée par la lumière douce de la petite navette.
Il voulait et refusait de s’endormir à la fois. Au bout de quelques minutes à peine, il commença à se dire que cet endroit n’était peut-être pas si sûr que cela ; il faillit presque partir à la recherche de Taince. Toutefois, il eut peur de se perdre et changea d’avis. Il se racla la gorge, se redressa et se répéta pour la énième fois qu’il ne s’endormirait pas. Mais il s’endormit quand même, puisqu’il fut réveillé par des cris.
* * *
Il partit de chez lui dans la fausse aurore d’un lever de soleil à l’albédo nul. Ulubis était encore loin en dessous de la ligne d’horizon, mais ses rayons éclairaient la moitié de la face visible de Nasqueron, inondaient le Grand Désert du Nord d’une douce lumière brun doré. À cela venait s’ajouter le rougeoiement incertain d’une aurore boréale. La veille au soir, il avait dit au revoir à ses amis et à sa famille, et laissé des messages pour ceux qui n’étaient pas là, comme sa mère. Jaal dormait lorsqu’il était parti.
À la grande surprise de Fassin, Slovius attendait déjà à l’astroport familial. Ce dernier se résumait à un disque de granit fondu de cent mètres de diamètre, situé à un kilomètre de la Maison, près de la rivière et des pentes de la forêt du Plateau. Des nuages d’altitude arachnéens, venus de l’ouest, dispensaient une pluie fine et légère. Au centre du cercle de pierre trônait un vaisseau de la Navigarchie, luisant et noir comme la nuit. L’appareil, posé sur trois pieds et enveloppé dans des rubans de vapeur condensée, faisait environ soixante mètres de long et irradiait une chaleur intense.
Ils s’arrêtèrent pour le regarder.
— C’est un vaisseau-aiguille, n’est-ce pas ? dit Fassin.
— Je crois, oui, répondit son oncle en hochant la tête. Au moins ton arrivée à Pirrintipiti se fera-t-elle avec style, mon neveu.
Le yacht suborb de Slovius, une machine aérodynamique, quoique moins effilée, attendait sur une aire de stationnement circulaire, tout près du cercle principal. Ils se remirent à avancer. Fassin portait une combinaison anti-g sous la robe légère de son Sept. Il avait l’impression d’être recouvert d’un gel chaud des chevilles à la gorge.
Dans un petit bagage, il avait préparé ses vêtements officiels. Un serviteur à queue de cheval portait son autre sac ainsi qu’un grand parapluie ouvert au-dessus de la tête de son maître. La baignoire ambulante de Slovius s’était dotée d’une capote transparente. Un autre serviteur portait Zab, la nièce de Fassin. La petite fille dormait. Elle avait veillé scandaleusement tard et entendu que son oncle devait partir pour Sepekte, aussi avait-elle insisté pour se lever tôt le lendemain et l’accompagner au port. Son grand-père et ses parents avaient accepté, mais la petite s’était endormie aussitôt installée dans le funiculaire qui reliait la Maison à l’installation.
— Oh, et n’oublie pas de présenter mes respects à mon vieil ami le Voyant en chef Chyne, du Sept Favrial, dit Slovius, comme ils approchaient du vaisseau de la Navigarchie. Ah, j’allais oublier Braam Ganscerel, du Sept Tonderon.
— Je tâcherai de saluer tous les gens que vous connaissez, mon oncle.
— J’aurais dû t’accompagner, dit Slovius d’un air absent. Ou peut-être pas.
Une silhouette en uniforme gris apparut sur une plate-forme à l’arrière du vaisseau et se dirigea vers eux. L’officier, une femme au visage jeune et joyeux, se découvrit, s’inclina devant Slovius et dit à Fassin :
— Commandant Taak ?
Fassin la regarda un instant sans comprendre, puis se souvint qu’il était désormais officiellement commandant dans l’Ocula de la Prévôté.
— Ah oui, répondit-il.
— Lieutenant Oon Dicogra, du vaisseau-aiguille NMS 3304, dit la jeune femme. Bienvenue. Si vous voulez bien me suivre.
Slovius leva une nageoire en signe d’adieu.
— J’essaierai de rester en vie jusqu’à ton retour, commandant, mon neveu.
Il produisit un sifflement, qui était probablement un rire. Fassin serra maladroitement les doigts atrophiés de son oncle.
— J’espère que tout cela n’est qu’une fausse alerte et que je serai revenu dans quelques jours.
— Prends tout de même garde à toi. Au revoir, Fassin.
— Je serai prudent. Au revoir.
Il déposa un baiser léger sur la joue de la fillette encore endormie, en essayant de ne pas la réveiller, puis suivit l’officier de la Navigarchie jusqu’à la plate-forme, qui s’enfonça dans le vaisseau.
— Nous aurons à supporter environ 5,2 g terrestres pendant la plus grande partie du trajet, dit Dicogra, comme Fassin plaçait ses bagages dans un renfoncement muni de sangles. Cela vous convient-il ? D’après votre profil physio, il ne devrait pas y avoir de problème, mais nous devons vérifier.
Fassin la regarda longuement.
— Jusqu’à Pirrintipiti ? demanda-t-il.
Les navettes locales accéléraient beaucoup moins que cela, et pourtant, elles mettaient moins d’une heure pour faire le voyage. Son planning était-il si serré que cela ?
— Non, jusqu’à Borquille City, répondit l’officier. Nous allons directement là-bas.
— Oh ! fit Fassin, surpris. Non, 5,2 g, cela ira.
La gravité de ’glantine atteignait à peine un dixième de ce chiffre, mais il était habitué à beaucoup plus. Il voulut lui faire remarquer que son travail le conduisait parfois à passer une année entière dans un champ de gravité équivalant à 6 g terrestres, mais cela se passait dans un gazonef et un bain de gel protecteur ; cela ne comptait donc pas vraiment.
Le lieutenant Dicogra sourit, fronça le nez et dit :
— Parfait. Ce rapport physio dit que vous êtes un homme solide, mais bon, nous allons devoir supporter cette accélération pendant presque vingt heures, avec juste quelques moments d’apesanteur à mi-parcours. Vous voulez que je vous montre les toilettes ?
— Non, merci.
Elle désigna son entrejambe protégé par une coque. C’était la seule partie de son corps à ne pas être couverte par sa combinaison épaisse d’un centimètre.
— Besoin d’un accessoire ? demanda-t-elle en souriant.
— Non, merci.
— Des médicaments pour dormir ?
— Pas nécessaire.
Le commandant de bord était une Whule, une sorte de croisement entre une chauve-souris grise géante et une mante religieuse titanesque. Elle salua laconiquement Fassin via un écran, avant que le jeune homme ne fût installé vers le milieu de l’appareil dans une sorte de boule montée sur cardans et équipée de trois couches étroites et légèrement inclinées. À côté de lui était déjà couché un matelot whule à l’apparence fragile, et dont l’odeur, pour un nez humain, s’apparentait à celle de l’amande. Le matelot se releva dans un bruissement d’ailes membraneuses pour permettre au lieutenant de s’installer dans la dernière couche. La jeune femme se contenta de jeter son béret dans un placard et d’ajuster son uniforme sous elle. Elle était prête pour une journée de vol.
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