Elle se hissa à l’extérieur. Sur son front, le patch brillait comme un troisième œil.
— Il n’y a absolument rien en dessous d’elle. Je crois qu’elle s’est cogné la tête. Elle va tomber. Sal, cette corde est loin d’ici ? À combien de minutes de marche ?
— Oh ! putain ! J’en sais rien ! Dix, quinze minutes !
Taince regarda furtivement le trou.
— Merde, chuchota-t-elle. Ilen ! Surtout, ne bouge pas ! Zut, elle bouge encore plus quand je crie, ajouta-t-elle en secouant la tête et en se parlant à elle-même.
Elle prit une profonde inspiration et fit face aux deux garçons.
— Bien. Voilà ce qu’on va faire. Une chaîne de sauvetage. C’est faisable, j’ai essayé durant mes classes.
— D’accord, dit Sal en se redressant. Comment s’y prend-on ?
Son visage était pâle dans la lumière tamisée.
— Une première personne s’accroche au bord du trou, une seconde se laisse glisser le long de son corps et se suspend à ses pieds, et la troisième descend jusqu’en bas, attrape Ilen et la remonte à la surface. Je m’occuperai de cette dernière partie.
Sal écarquilla les yeux.
— Mais la première personne…
— Tu seras la première personne. Tu es le plus fort. Sur Terre, cela ne marcherait pas, mais ici, si, précisa-t-elle en glissant sur le sol et en attrapant le sac à dos de Sal. Je l’ai vu faire avec quatre maillons. Vous m’avez l’air de tenir la forme tous les deux. Fass, tu seras donc le second. La première personne sera attachée avec ses sangles, dit-elle en regardant Sal du coin de l’œil, avant de sortir un couteau de son pantalon et de découper les bretelles du sac à dos.
Les jambes tremblantes, Sal s’agenouilla au bord du trou.
— Nom de Dieu, Taince, on veut tous la sauver, mais là, on va se tuer. Putain, merde ! Je sais pas. On ne va pas y arriver, non, on ne peut pas. Putain de merde, c’est pas vrai ! Dites-moi que c’est un cauchemar !
Il se rassit et regarda fixement ses mains tremblantes, comme s’il ne les reconnaissait pas.
— Taince, je ne sais pas si j’aurai assez de force. Vraiment, je ne sais pas.
— Tout ira bien, rétorqua la jeune femme en s’affairant sur les sangles.
— Oh, putain, on va tous crever ! Bordel de merde ! dit-il en secouant vigoureusement la tête. Je ne veux pas, putain, je ne veux pas.
— Ça va marcher, le rassura Taince en nouant les bretelles à une autre paire de sangles restées accrochées au sac à dos.
Je suis calme , pensa Fassin. Je dois être choqué, ou un truc comme cela, mais je suis calme. Nous allons peut-être mourir ou alors simplement nous ouvrir le crâne. Peut-être qu’on va s’en tirer avec un bon bandage sur la tête et qu’on se rappellera cette mésaventure toute notre vie. En tout cas, je suis calme. Ce qui doit advenir adviendra, mais tant qu’on fera de notre mieux, tant qu’on ne se laissera pas tomber, peu importe ce qui arrivera. Il regarda ses mains. Elles tremblaient, mais n’étaient pas incontrôlables. Il plia les doigts. Il se sentait fort. Il ferait tout son possible, et si cela n’était pas assez, eh bien, ce ne serait pas sa faute.
Sal bondit sur ses pieds et s’agita dangereusement près du trou.
— On a encore des cordes ! s’exclama-t-il soudain.
Son visage gris pâle n’arborait plus aucune expression. Il passa près de Taince sans la regarder. Fassin le suivit des yeux en se demandant où il voulait en venir.
— Quoi ? fit la jeune femme en testant la solidité d’une stalagmite parallélépipédique et en passant les sangles du sac à dos par-dessus.
— Une corde, dit Sal en tendant le bras et en prenant la direction de leur navette. On en a encore. Dans la soute. J’y vais. Je sais où elles sont rangées.
Et il s’en fut.
— Sal ! cria Taince. On n’a pas le temps !
— Si, rétorqua-t-il. J’y vais.
— Putain, reste ici, Sal, insista la jeune femme d’une voix plus grave et profonde.
Sal parut hésiter, puis secoua la tête, se retourna et partit en courant.
Taince bondit pour le rattraper mais n’y parvint pas. Sal sauta par-dessus une stalagmite et se précipita vers le passage étroit emprunté par Fassin et Taince un peu plus tôt. La jeune femme mit un genou à terre et dégaina son arme.
— Arrête-toi, espèce de lâche !
Pendant une demi-seconde, pensa Fassin, elle aurait pu tirer. Au lieu de quoi elle fourra le pistolet dans son treillis et laissa Sal disparaître dans la brèche. Alors, elle se tourna vers lui. Son visage était devenu parfaitement inexpressif.
— Il reste une possibilité, dit-elle en se hâtant de retirer son treillis.
Comme elle portait un body couleur chair, Fassin crut d’abord qu’elle était nue. Elle noua sa chemise à son pantalon et tira fortement dessus pour serrer son nœud au maximum.
— Bien, maintenant, attache ça à ta cheville.
Les bretelles du sac à dos tinrent bon, tout comme Fassin. Il n’avait aucune confiance dans ces sangles, alors il supporta son poids et celui de la jeune femme avec ses poignets et ses doigts. Le pantalon noué à sa cheville tint également, et Taince aussi, qui descendit lestement le long de son corps, le forçant à se tordre le cou pour suivre sa progression et voir Ilen, comme si le simple fait de la regarder suffirait à l’empêcher de tomber. Puis il y eut une secousse, et l’épave fut ébranlée. Très peu, en fait, mais cela suffit à lui faire perdre son sang-froid. Ses mains, ses paumes, ses doigts glissèrent, si bien qu’ils ne furent plus retenus que par les bretelles du sac à dos. En contrebas, Taince tendit le bras, Ilen bougea une dernière fois et tomba dans le vide, dans les ténèbres.
Taince fit un mouvement brusque pour tenter de la rattraper, mettant son treillis à rude épreuve. Elle grogna, siffla, en vain. Ilen disparut dans l’ombre, tournoyant lentement, ses cheveux et ses vêtements voletant comme des flammes froides et pâles.
Elle devait être encore inconsciente, car elle ne cria même pas. De longues secondes s’écoulèrent avant qu’ils entendent son corps heurter les pales, avant que les vibrations produites par l’impact ne leur parviennent à travers la structure du vaisseau.
Fassin avait fermé les yeux depuis longtemps. Et si Sal avait raison ? Si tout cela n’était qu’un cauchemar ? Il essaya d’attraper le bord du gouffre pour soulager les sangles.
Taince resta suspendue quelques secondes sans rien faire.
— On l’a perdue, finit-elle par dire calmement.
Quelque chose dans le ton de sa voix fit craindre à Fassin qu’elle ne lâche tout et se laisse tomber à la suite d’Ilen, mais elle n’en fit rien.
— Je remonte. Tiens bon.
Elle l’escalada, sortit du trou et l’aida à remonter. Ils regardèrent en bas mais ne virent rien. Ils restèrent longuement assis l’un près de l’autre, le dos appuyé contre une stalagmite, à reprendre leur respiration. Quelque temps plus tôt, ils étaient installés de la même manière, près de leur navette. La jeune femme défit le nœud de son treillis, se rhabilla, puis dégaina son arme.
Comme elle se relevait, Fassin ne lâcha pas le pistolet des yeux.
— Qu’est-ce que tu vas faire ? demanda-t-il.
— Pas tuer ce salaud, si c’est ce que tu veux savoir, répondit-elle en posant son regard sur lui.
Elle paraissait calme.
— On devrait y aller, ajouta-t-elle en lui donnant un petit coup de botte dans le pied.
Il se releva, un peu tremblant. Elle l’aida à tenir debout.
— On a fait de notre mieux, Fass. Tous les deux. On pleurera Ilen plus tard. Pour le moment, on doit retourner à la navette, retrouver Sal, tenter de rétablir les communications, se tirer d’ici et prévenir les autorités.
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