Saluus inspira une grande bouffée d’air froid.
Le soleil avait disparu au sud-ouest, derrière des montagnes couvertes de forêts. Quelques étoiles avaient fait leur apparition dans le ciel violet foncé. Au sud-est brillait un amas d’Habitats et d’usines orbitales, poignée de poussière scintillante éparpillée par la lumière déclinante. Saluus se demanda combien de ces points lumineux lui appartenaient. Moins que l’année dernière, en tout cas. Certains avaient été déplacés afin de former des cibles moins faciles. Deux bases – des navires-docks auxquels étaient amarrés des vaisseaux de la Navigarchie – avaient été détruites. Les débris de l’une d’entre elles étaient tombés sur Fessli City, faisant des dizaines de milliers de victimes, soit beaucoup plus que l’attaque à proprement parler. Sa société était poursuivie en justice. On l’accusait de ne pas avoir déplacé les bases à temps. On était en temps de guerre, l’armée avait pris le pouvoir, mais il y avait encore de la place pour ce genre de connerie. Heureusement, il œuvrait dans l’ombre pour que soit bientôt proclamée une loi d’exception.
Saluus essaya de voir Nasqueron à travers le nuage de buée qui s’échappait de sa bouche, mais la planète était loin sous la ligne d’horizon. Par ailleurs, même s’il s’était trouvé sous d’autres latitudes, le rideau de stations orbitales l’aurait rendue invisible.
Fassin. On se préparait à la guerre comme on pouvait, mais il ne fallait surtout pas oublier que le Voyant pouvait refaire son apparition avec des résultats. Était-il mort dans la bataille de la Tempête ? Les rapports en provenance de Nasqueron étaient ambigus. Il avait disparu et se trouvait probablement toujours sur la géante gazeuse – quoique, entre la destruction du réseau de satellites de surveillance au cours de la bataille et la mise en place d’un nouveau réseau parallèlement à la création d’une ambassade, un gros navire aurait pu quitter la planète sans que personne ne s’en aperçoive –, mais rien n’était moins sûr. Si Taak était toujours sur la géante gazeuse, qu’y faisait-il ?
Une chose était certaine : s’il était en vie, son sort n’avait rien d’enviable. Sa famille tout entière avait été balayée… Peut-être Fassin s’était-il suicidé. Car il avait eu le temps d’apprendre la nouvelle avant cette satanée course de clippers. Il savait qu’ils étaient morts. S’il vivait toujours, il était plus seul qu’il ne l’avait jamais été. Il n’avait plus rien à attendre de la vie. Saluus était désolé pour lui.
Sa première réaction avait été de se dire qu’avec un Fassin tellement affaibli, Liss ne risquait plus de le quitter. Puis il avait réfléchi, en était arrivé à la conclusion que les gens réagissaient souvent de manière étrange et imprévisible, que les femmes, en particulier, avaient un penchant pour le sacrifice – ce qui, en théorie, était une attitude louable –, qu’elles avaient un goût pour la charité mal placée et se laissaient facilement impressionner par les âmes blessées. Heureusement, Jaal Tonderon était toujours en vie. Son épouse et lui l’avaient d’ailleurs invitée à passer quelque temps chez eux. Sal voulait l’encourager à être forte, car Fassin aurait besoin de soutien lorsqu’il serait de retour. Bien sûr, ils seraient tous là pour l’aider.
Le projet de création d’une ambassade avait été un grand succès. Les Habitants insistaient pour mettre l’incident de la Tempête sur le compte d’un malentendu, et la Mercatoria espérait bien ne pas avoir à se battre sur deux fronts simultanément. Une autre lune, Uerkle, avait été choisie pour accueillir la nouvelle base des Voyants – les travaux étaient en cours –, et une modeste flotte s’était positionnée en orbite autour de la géante gazeuse. Les Voyants avaient repris leurs fouilles sur le terrain – l’équipement nécessaire aux recherches à distance n’était pas encore disponible –, et les Habitants ne semblaient guère se préoccuper du fait que ces nouveaux soi-disant Voyants étaient en réalité des hommes de la Navigarchie, de la Cessoria et de la Prévôté – des espions, pour utiliser un langage plus direct – à la recherche de Fassin, de l’Habitant disparu appelé Valseir, des armes utilisées contre la Mercatoria durant l’incident de la Tempête, d’indices concernant la Liste. Jusque-là, ces investigations n’avaient porté aucun fruit, puisque les autochtones accompagnaient les humains dans tous leurs déplacements. Mais c’était tout de même un bon début.
Des négociations – pour le moment stériles – étaient en cours pour tenter de persuader les Habitants de s’allier à la Mercatoria, ou au moins de partager leur armement. Les Nasquéroniens avaient fait preuve de capacités offensives – enfin, plutôt défensives – que personne ne soupçonnait. Si l’on parvenait à s’en faire des alliés, l’équilibre des forces, dans la guerre future, pourrait bien être complètement bouleversé. Même si les Habitants ne livraient que quelques-uns de leurs secrets – voire s’ils se contentaient de prêter ou de louer certains de leurs gadgets –, le système Ulubis aurait la possibilité de se défendre tout seul contre les envahisseurs.
Si ces pourparlers échouaient, les habitants du système n’auraient plus qu’à trouver un moyen d’amener les Affamés à attaquer Nasqueron, en croisant les doigts pour qu’ils se fassent écraser comme les vaisseaux de la Navigarchie.
Il y avait tant de choses à prévoir.
Saluus était sorti sans ses gants, aussi était-il obligé de garder les mains dans les poches. Liss se matérialisa à ses côtés, le prit par le bras. Elle se blottit contre lui, lui permettant de s’enivrer du parfum de sa peau. Il croisa son regard, elle le serra encore plus fort. Il se retourna vers le sud, vers les structures orbitales miroitantes, et elle fit de même.
Il la sentit frissonner. Elle portait des vêtements légers. Il retira sa veste et la lui mit sur les épaules, comme dans les films. Ce geste lui procura un sentiment agréable. Il se moquait du froid, qui s’intensifiait pourtant à cause d’une brise venue du sommet de la paroi. Il s’agissait d’un vent plus ou moins catabatique, lui avait-on dit, un courant d’air froid qui soufflait du désert glacé situé en contre-haut, refoulait l’air chaud moins dense, se dirigeait lentement mais sûrement vers le bas, s’écoulait le long de la chute d’eau, tel le fantôme de ces eaux immobiles et mortes.
Ils restèrent là sans rien dire pendant un long moment, puis Liss lui rappela qu’il était censé s’entretenir avec le Peregal Emoerte avant le dîner. Il lui restait encore un peu de temps, mais il commençait à avoir froid et à frissonner. Il attendrait toutefois qu’elle ait envie de rentrer pour la suivre à l’intérieur. Il leva les yeux vers les ténèbres situées au-dessus de sa tête et suivit la courbe d’un satellite en orbite proche, semblable à une étincelle. Liss se raidit à ses côtés, et il la serra contre lui.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle au bout d’un moment.
Il regarda dans la direction qu’elle lui indiquait, à l’ouest, où le spectre d’une faible lumière violette trahissait la présence d’Ulubis, de l’autre côté de la ligne d’horizon.
Juste au-dessus de cette dernière, dans le ciel, au-delà et en dessous des lumières orbitales, de nouvelles ampoules s’allumaient une à une. Elles étaient d’un bleu électrique et occupaient la surface d’une pièce de monnaie tenue à bout de bras. Chaque seconde, d’autres points lumineux apparaissaient. Les étincelles bleues scintillaient d’abord de façon incertaine, avant de se stabiliser. Il y en avait de plus en plus, qui emplissaient ce bout de ciel d’un feu glacé et transperçaient sans difficulté l’atmosphère au-dessus de la plaine gelée.
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