Repoussant le mur d’un coup de pied expert, il s’élance le long du corridor. Vu d’en dessous, il évoque un peu un calmar infirme avec ses quatre membres ballants. Frank se propulse à son tour, cramponné à sa caméra, et tente de le suivre. Si Kelkad parvient à progresser en ligne droite, Frank rebondit sans cesse d’une cloison à l’autre. À un moment, l’objectif de sa caméra vient heurter un des plafonniers jaunes et les spectateurs restés sur Terre l’entendent marmonner de vagues excuses.
Enfin, ils parviennent à l’infirmerie du vaisseau. Aucun être humain n’a jamais pénétré en ce lieu mais Stant, le biochimiste de l’équipage, l’a décrit à Dale dans sa déposition. Le centre de la pièce est occupé par une table d’opération creusée dans son axe vertical afin d’y loger un bras. Du plafond pend une espèce de pieuvre mécanique avec des instruments chirurgicaux accrochés à ses bras articulés, de sorte que le chirurgien puisse les tirer vers lui selon ses besoins. Dans le mur sont encastrés des casiers avec des ouvertures hexagonales d’environ huit centimètres de diamètre. La couleur dominante est le bleu clair, avec çà et là des touches rouges et argent. En lieu et place des habituelles lampes circulaires, le plafond est constitué d’un immense et unique panneau lumineux à l’éclat blanchâtre.
— Merci, fait la voix de Dale. D’après mes renseignements, c’est ici que Hask aurait recueilli les organes de Seltar, le membre de votre équipage mort dans un accident. Exact ?
Flottant à mi-chemin du sol et du plafond, Kelkad se retient à la table d’opération avec sa main ventrale.
— C’est exact, dit-il avec un mouvement affirmatif de son toupet.
— Docteur Nobilio, reprend Dale, veuillez faire un panoramique de la salle et, en même temps, décrivez-nous son état.
La caméra de Frank balaie les murs, le sol puis remonte lentement la table sur toute sa longueur.
— Tout a l’air parfaitement propre, commente-t-il. Je ne vois aucun signe de désordre.
— Pas de taches de sang, ni de trace de carnage ?
— Non.
— À présent, veuillez nous montrer les casiers encastrés dans le mur, poursuit Dale. J’aimerais que vous fassiez un zoom sur les étiquettes, précise-t-il comme Frank s’exécute, et vous, Kelkad, que vous nous traduisiez ce qui est écrit dessus.
Tout à coup, la voix de Ziegler résonne dans les écouteurs de Frank :
— Objection, Votre Honneur. Puis-je approcher ?
— Appro…
Sans doute le juge Pringle vient-elle d’éteindre les micros. Frank se tourne vers Kelkad.
— Désolé, dit-il dans un haussement d’épaules.
— Il me semble que vos tribunaux perdent un temps considérable à débattre de points de procédure, remarque l’alien dont le toupet fait des vagues.
— Vous devriez venir faire un tour à la Maison-Blanche, soupire Frank. C’est fou, l’énergie qu’on y gaspille en discussions stériles.
— Pourtant, maître Rice dit de vous que vous êtes un idéaliste…
— Comparé à lui, c’est sûr que j’en suis un. Mais je suis idéaliste dans le sens où je nous crois capables d’atteindre un idéal, que ce soit dans le domaine de la justice ou de la politique. D’ailleurs…
— … vous rasseoir, fait à nouveau la voix de Pringle (apparemment, le problème soulevé par l’accusation a été résolu). Maître Rice, veuillez poursuivre.
— Merci, Votre Honneur. Docteur Nobilio, vous étiez en train de nous montrer les casiers de rangement…
— Oh ! pardon, s’excuse Frank en rectifiant la position de sa caméra. Ça va, comme ça ?
— C’est parfait. Capitaine Kelkad, vous voulez bien traduire ? Frank constate que Kelkad a le regard dirigé vers le casier en haut à droite, alors que la caméra filme celui de gauche – encore une de leurs petites différences culturelles.
— Sur celui-ci…
— Non, Kelkad. Commencez par la gauche.
— Oh ! désolé.
En poussant sur son bras ventral, il se déplace de quelques mètres le long du mur.
— Sur celui-ci, on peut lire « chirurgie ». Dans votre langue, on dirait plutôt « équipement », quoique le terme ait un sens plus général…
— Petit matériel chirurgical ? suggère Dale.
— C’est ça, oui.
— Et sur le suivant ?
— Dans quel sens ? Horizontal ou vertical ?
— Horizontal. Le casier qui se trouve à droite du précédent.
— Pansements et gaze.
— Ensuite ?
— Articulations artificielles.
— Autrement dit, des prothèses de coudes et de genoux ? Le toupet de Kelkad s’incline en signe d’acquiescement.
— Oui.
— Puis ?
— Ce motif vert n’est pas un mot, mais un symbole indiquant que le casier est réfrigéré.
— C’est-à-dire que son contenu est maintenu à basse température ?
— Tout juste.
— Il y a quelque chose d’écrit sous le symbole.
— Sur la première colonne, on peut lire « organes à transplanter » et sur la seconde, « cœurs ».
— Le graphisme de ces dernières étiquettes diffère notablement de celui des précédentes. Comment cela se fait-il ?
— Les premières étiquettes ont été rédigées à la machine et celles-ci à la main.
— Reconnaissez-vous cette écriture ? interroge Dale.
— Objection ! s’exclame Ziegler. Kelkad n’est pas expert en graphologie tosok.
— Rejetée, fait la voix du juge. Vous pouvez répondre, Kelkad.
— C’est l’écriture de Hask. Ce manque de soin est très caractéristique.
Quelques rires parviennent à Frank via les écouteurs.
— Aussi peut-on affirmer que ce casier a été étiqueté après que vous avez quitté Alpha du Centaure ? reprend Dale.
— Indubitablement. Nous n’avions pas d’organes en réserve à notre départ.
— D’où ceux-ci proviennent-ils ?
— De Seltar, le membre décédé de notre équipage.
— Je sais que les Tosoks craignent le froid. Pourriez-vous ouvrir sans risque un de ces compartiments réfrigérés ?
— Oui.
— Vous n’avez pas peur de vous trouver plongé en hibernation ?
— Non.
— Dans ce cas, vous voulez bien le faire ?
— Je proteste, rétorque Kelkad. Il n’y a pas lieu d’exhiber des organes sans raison médicale valable.
— Je comprends, fait Dale.
Sa voix leur parvient à nouveau mais plus faible, comme s’il s’était éloigné du micro.
— Les autres Tosoks désirent-ils quitter la salle ?
Frank perçoit l’écho d’un remue-ménage et en conclut que les compagnons de Kelkad ont répondu à l’invitation de Dale.
— Il n’y a plus de Tosoks présents, indique ensuite l’avocat. Vous pouvez y aller.
— Puisqu’il le faut, grogne Kelkad.
Il glisse alors les doigts de sa main ventrale dans quatre encoches situées au bas de la porte hexagonale du caisson. Frank fait un zoom pour ne rien perdre de la scène. Les doigts de Kelkad se plient aux articulations et on entend une sorte de déclic. Puis le capitaine tire le battant vers lui, faisant surgir du mur un module transparent, pareil à un bloc de quartz géant. Une vague d’air glacé parvient jusqu’à Frank, poussée par le système de ventilation, tandis que l’objectif de sa caméra se couvre d’un voile de buée vite dissipé.
— Docteur Nobilio, fait la voix de Dale, pourriez-vous nous montrer l’intérieur du compartiment ?
Frank pédale dans le vide, tentant en vain de se rapprocher, jusqu’à ce que Kelkad lui tende sa main dorsale. Frank s’y agrippe et parvient à se mettre en position.
— Ça va comme ça ?
— Parfait. Kelkad, pouvez-vous identifier l’objet que vous avez devant les yeux ?
Le caisson contient une masse rose grosse comme le poing, enveloppée dans un film transparent et enfouie dans la glace.
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