Clifford Simak - Les fleurs pourpres

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Millville. Une petite bourgade sans histoires, quelque part aux Etats-Unis.
On s’y souvenait encore du jour où on avait dû faire appel aux pompiers pour récupérer le chat de Grand-Maman Jones sur le toit du patronage, de celui où le vieux Papy Andrews était tombé dans la rivière. Voilà les événements qui avaient marqué la vie de notre ville. De ma ville. Mais cela, c’était avant…
Avant l’irruption dans mon jardin de Tupper, l’idiot du village, nu comme au jour de sa naissance et dix ans après sa disparition. Avant que l’on parle d’arbres à dollars ou de machines à voir le passé. Avant que j’apprenne concrètement l’existence des mondes parallèles. Autrement dit avant les Fleurs pourpres…

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Ou bien parce qu’il y avait dans toute cette histoire un autre facteur ― je le pensais avec une conviction accrue depuis ma conversation avec Nancy ―, un facteur mineur, un facteur secret qui m’échappait et qui, si je pouvais mettre le doigt dessus, aurait été un fil conducteur, aurait donné un sens à ces événements incohérents ? Mais j’avais beau chercher, me creuser la tête, c’était en pure perte. Non, je devais me tromper. Il n’y avait pas de clause de sauvegarde. La situation était sans issue. Nous étions pris au piège. Nous étions condamnés. C’est alors que j’étais sorti, sans but précis. Simplement, je voulais marcher, respirer. Cela m’éclaircirait peut-être les idées.

Dans le centre, les boutiques étaient closes et il n’y avait pas une âme en vue. Où aller ? Que faire par une nuit pareille ? Se planter devant l’écran de la télévision ?… S’installer en face d’une bouteille et se cuiter systématiquement ?… Essayer de trouver un ami ou un voisin pour se lancer dans d’interminables hypothèses aussi absurdes les unes que les autres ?… Ou, tout simplement, se planquer dans un coin et attendre passivement la suite des événements ?

Soudain, j’aperçus une fenêtre éclairée. C’était celle du bureau du Tribune. Joe Evans devait être là, pendu à son téléphone. Il avait du pain sur la planche et je n’avais pas l’intention de l’importuner mais je me dis qu’il ne verrait peut-être pas d’inconvénient à une petite visite impromptue.

Il avait effectivement l’écouteur à l’oreille. Quand j’entrai, il leva les yeux.

— « Une minute ! » dit-il à son correspondant et il me tendit le combiné.

— « Qu’y a-t-il, Joe ? »

Il s’était sûrement passé quelque chose. Il avait l’expression d’un homme en état de choc. Son regard était fixe. De petites gouttes de sueur perlaient sur son front. Le type qui a reçu un bon coup de matraque…

— « C’est Alf, » murmura-t-il avec difficulté.

— « Alf ? » fis-je dans le pavillon sans quitter Joe des yeux.

— « Brad ! C’est toi ? » s’exclama Alf. « Où étais-tu ? Ça ne répondait pas chez toi… »

— « Tu as l’air bien énervé ! Calme-toi et explique-toi. »

— « Je vais essayer. »

Le son de sa voix ne me disait rien qui vaille. C’était celle de quelqu’un d’affolé qui essaye de se maîtriser.

— « Je t’écoute. »

— « Je suis à Elmore. Et ça n’a pas été de la tarte pour y arriver ! La circulation est un véritable cauchemar. Il y a des barrages militaires un peu partout et… »

— « Tu as quand même atteint Elmore. Alors ? »

— « Oui. J’ai appris par la radio qu’une délégation de Washington était venue te voir. Eh bien, figure-toi que le sénateur, le général et les autres sont également à Elmore. Du coup, je me suis dit que ces officiels possédaient peut-être des informations sur la situation à Greenbriar et, dans l’espoir qu’ils pourraient me donner des éclaircissements, je suis passé à l’hôtel où Gibbs est descendu. Un véritable asile d’aliénés ! Une foule pas croyable, la police débordée, des caméras de télévision partout, des journalistes, des reporters de la radio… Bref, je n’ai pas pu voir le sénateur. Mais j’ai vu Davenport… »

— « Le biologiste ? »

— « Tout juste, le savant. J’ai réussi à l’accrocher dans un coin pour lui expliquer que je voulais absolument voir le sénateur. Je ne suis pas sûr qu’il ait compris un mot de ce que je lui ai raconté. Il avait l’air hors de lui et il était pâle comme un linge. Il a lâché le morceau. Peut-être qu’il s’en est mordu les doigts ensuite mais, sur le moment, il était tellement à cran qu’il a fallu que ça sorte : il s’en foutait. Angoissé, il était… »

— « Au fait, Alf ! Au fait ! »

— « J’oubliais de te dire que la radio venait tout juste d’annoncer que tu étais revenu de là-bas avec ta soucoupe volante, le truc qui sert à repérer les arsenaux nucléaires. Donc, j’ai commencé à expliquer à Davenport que j’avais besoin de voir le sénateur pour lui parler du projet de Greenbriar. Subitement, il m’a empoigné par les revers de mon veston et s’est écrié que rien ne pouvait être pire que l’ultimatum posé par les extra-terrestres – la destruction de notre potentiel nucléaire. D’après lui, le Pentagone considère que c’est une menace et qu’il faut porter un coup d’arrêt aux étrangers. »

— « Alf ! » balbutiai-je, devinant la suite.

— « Selon le Pentagone, il faut les stopper avant qu’ils contrôlent un territoire plus vaste et le seul moyen, c’est de flanquer une bombe H sur Millville ! »

À bout de souffle, il se tut.

J’étais paralysé, incapable de proférer un son.

— « Brad, tu es toujours là ? Tu m’as entendu ? »

— « Oui. »

— « Davenport craint que ce détecteur nucléaire ne pousse les militaires à passer à l’action à la légère. Ils sont dans la peau d’un homme armé d’un fusil, face à un fauve qu’il ne veut pas tuer dans l’espoir que celui-ci fichera le camp de lui-même. Mais si cet homme sait que, deux minutes plus tard, son fusil se dématérialisera, il ne prendra pas de risques et il fera feu tout de suite. »

— « Et le fauve, c’est Millville, » murmurai-je.

— « Non, Brad. Pas Millville… Uniquement… »

— « Pas Millville, bien sûr ! Tu iras l’expliquer aux gens quand les bombes exploseront ! »

— « Davenport n’avait pas sa tête à lui. Il n’avait aucune raison de me raconter tout cela… »

— « Crois-tu qu’il savait vraiment ce qu’il disait ? Il s’est accroché avec le général, ce matin. »

— « Je suis certain qu’il ne m’a pas tout dit. Il a une idée fixe : à ses yeux, seule la force de l’opinion publique est capable d’arrêter les militaires. Il pense que si elle était au courant de leurs projets, il y aurait un tel tollé qu’ils auraient peur de passer aux actes. Non seulement parce que détruire une ville de sang-froid susciterait la réprobation universelle mais aussi parce que le public est du côté des extra-terrestres, du côté de celui qui se propose d’en finir avec les bombes atomiques. Et, bien qu’il ne me l’ait pas dit de façon explicite, je suis sûr que Davenport va mettre les pieds dans le plat. Il va tuyauter les journalistes. »

J’avais soudain les jambes en pâté de foie.

— « Eh bien ! Ça va être gentil, à Millville ! » dis-je. « Ce matin, j’ai demandé au général… »

— « Quoi ? Tu étais dans la confidence ? »

— « Évidemment. Enfin, je ne savais pas qu’ils le feraient Je savais seulement qu’ils y songeaient. »

— « Et tu n’as rien dit ? »

— « Que pouvais-je dire ? Ce n’était pas une certitude, juste une éventualité – l’ultime éventualité. Trois cents vies humaines d’un côté, trois milliards de l’autre… »

— « Mais tu n’as pas pensé à toi… à tes amis ? »

— « Qu’aurais-tu fait à ma place, Alf ? Tu aurais tout raconté au risque de déclencher une panique furieuse ? »

— « Je ne sais pas… Je ne sais pas. »

— « Alf, le sénateur est-il à l’hôtel ? »

— « Je le pense. Tu veux lui téléphoner ? »

— « Pourquoi pas ? Si ça ne fait pas de bien, ça ne fera pas de mal. »

— « Bon… Je libère la ligne. Oh ! Brad… Je te souhaite bonne chance. De toutes mes forces ! »

— « Merci, Alf. »

Il raccrocha. Je posai le récepteur sur la table sans même essayer de le mettre sur la fourche : mes mains tremblaient trop.

Joe Evans m’observait d’un regard dur. « Tu étais au courant, » fit-il. « Depuis le début. »

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