Tritt a raison, se dit Odeen, brusquement alerté. Il faut de toute urgence obliger Dua à s’alimenter davantage et à se prêter aux fusions. Lui insuffler un plus grand intérêt pour la vie.
Il était si pénétré de l’urgence de la chose que lorsque Dua, glissant vers lui, l’enveloppa de toutes parts sans tenir compte du fait qu’ils n’étaient pas seuls et qu’on pouvait les voir, lui dit : « Odeen, il faut que je sache… Il faut absolument que je sache…», il vit là une suite toute naturelle à ses propres pensées et ne s’en étonna pas.
Il se dégagea doucement, adopta une attitude plus décente sans pour cela paraître la repousser, puis dit :
— Viens, je t’attendais. Dis-moi ce que tu veux savoir. Si je le peux, je te l’expliquerai.
Tous deux se dirigeaient rapidement vers leur caverne, Odeen s’efforçant de s’adapter à l’avance onduleuse si caractéristique des Émotionnelles.
— Parle-moi de l’autre Univers, implora Dua. Pourquoi sont-ils différents de nous ? Et en quoi sont-ils différents ? Explique-moi cela.
Si Dua ne se rendit pas compte qu’elle exigeait beaucoup, Odeen, lui, en eut pleinement conscience. Riche d’un étonnant bagage de connaissances, il fut sur le point de lui demander comment elle en savait assez sur l’autre Univers pour s’y intéresser à ce point.
Mais il s’abstint de lui poser cette question. Dua arrivait des cavernes des Solides. Peut-être Losten lui en avait-il parlé, soupçonnant Odeen d’être trop fier de son statut pour s’entretenir de ces choses avec sa médiane.
Non, se dit Odeen. Je ne vais rien lui demander. Je me contenterai de lui faire part de ce que je sais.
Lorsqu’ils arrivèrent chez eux, Tritt leur déclara, l’air affairé :
— Si vous avez à parler, tous les deux, allez dans la chambre de Dua. Moi j’ai à faire ici. Il faut que je m’assure que les enfants ont été bien soignés, qu’ils sont propres et qu’ils ont fait leurs exercices. Pas question de fusion, en ce moment. Non, pas de fusion.
Ni Odeen ni Dua n’avaient envisagé une interpénétration, mais de toute façon il ne leur serait pas venu à l’esprit de ne pas s’incliner devant cet ordre. Le home d’un Parental était son château. Le Rationnel disposait, dans les profondeurs, des cavernes des Solides, et les Émotionnelles se retrouvaient en surface. Le Parental n’avait que son foyer.
— Bien, Tritt, fit Odeen. Nous prendrons soin de ne pas te déranger.
Dua s’étirant coquettement en direction de Tritt dit : « Cela me fait plaisir de te revoir, cher flanc-droit », et Odeen se demanda si par ce geste elle exprimait son soulagement de ne pas être obligée de se prêter à une interpénétration. Il fallait avouer que dans ce domaine Tritt avait tendance à exagérer, plus que ne le fait en général un Parental.
Arrivée dans son domaine personnel, Dua lança un regard à la source privée d’alimentation dont généralement elle se désintéressait.
L’idée était venue d’Odeen. Il savait la chose possible et, comme il l’expliqua à Tritt, puisque Dua n’aimait pas se mêler aux autres Émotionnelles, il était tout à fait possible d’amener dans sa caverne de l’énergie solaire qui lui permettrait de s’alimenter.
Tritt se montra d’abord scandalisé. Cela ne s’était jamais fait. Les autres riraient d’eux. Leur triade en serait déshonorée. Pourquoi Dua ne se conduisait-elle pas comme il le fallait ?
— Écoute, Tritt, lui répondit Odeen, puisqu’elle ne se comporte pas comme les autres, pourquoi ne pas lui faire quelques concessions ? Trouves-tu cela si terrible ? Elle s’alimentera en privé, gagnera de la densité, nous rendra plus heureux, sera plus heureuse elle-même et plus disposée à se reproduire.
Tritt s’inclina et Dua elle-même, après quelques discussions, y consentit à condition que l’appareil soit des plus simples. Il se composa finalement de deux baguettes faisant office d’électrodes, où passait de l’énergie solaire et entre lesquelles Dua trouvait place.
Elle en usait rarement, mais cette fois elle regarda plus attentivement l’installation et dit :
— Tiens, Tritt l’a décorée… à moins que ce ne soit toi, Odeen.
— Moi ? Certainement pas.
Le pied de chacune des électrodes était orné de bas-reliefs coloriés.
— Je pense que c’est sa manière de me faire comprendre qu’il aimerait que j’en use, reprit Dua, et j’avoue que j’ai faim. De plus, si je mange, Tritt ne voudra pour rien au monde nous interrompre.
— En effet, dit gravement Odeen. Tritt serait capable d’empêcher le monde de tourner s’il pensait sa rotation susceptible de te déranger pendant que tu t’alimentes.
— Encore une fois… j’ai faim, déclara Dua.
Odeen sentit en elle une ombre de culpabilité. Culpabilité envers Tritt ? Ou parce qu’elle avait faim ? Pourquoi se sentirait-elle coupable de ressentir de la faim ? Aurait-elle fait quelque chose qui ait consommé de l’énergie et éprouverait-elle le besoin de…
Il se détourna avec impatience de ces pensées. Il y a des moments où un Rationnel devient par trop rationnel et se laisse aller à des ratiocinations au détriment de ce qui prime. Et ce qui primait maintenant c’était de parler à Dua.
Comme elle se comprimait pour s’installer entre les deux électrodes, sa minceur se fit douloureusement apparente. Odeen avait faim lui aussi. La preuve c’est que les électrodes lui paraissaient plus brillantes qu’à l’ordinaire et même à distance il en apprécia la saveur qui lui parut délicieuse. Il est vrai qu’affamé on apprécie davantage, même de loin, toute nourriture… Mais il s’alimenterait plus tard.
— Pourquoi ce long silence, cher gauche ? lui dit Dua. Raconte. Je veux savoir.
Elle venait d’adopter (était-ce inconsciemment) la forme ovoïde caractéristique d’un Rationnel, comme pour mieux faire comprendre qu’elle souhaitait être acceptée comme telle.
— Je ne peux pas t’expliquer le côté purement scientifique de la chose, parce que tu manques de bases, mais écoute-moi bien. Je vais m’exprimer aussi simplement que possible. Tu me diras ensuite ce que tu n’as pas compris et je te l’expliquerai à nouveau. Tu sais, je pense, que tout corps est constitué de minuscules particules appelées atomes qui sont eux-mêmes subdivisés en particules plus minuscules encore.
— Oui, oui, cela je le sais, fit Dua. C’est ce qui explique que nous puissions nous interpénétrer.
— Exactement. Parce que en réalité il y a beaucoup de vide en nous. Les particules sont fort éloignées les unes des autres et si tes particules, les miennes et celles de Tritt peuvent fusionner, c’est que chacune d’elles trouve sa place dans l’espace vide qui en entoure une autre. Si la matière ne se désagrège pas, c’est parce que ces minuscules particules parviennent à se rejoindre à travers l’espace qui les sépare. Il existe des forces d’attraction qui les maintiennent ensemble, la plus puissante étant ce que nous appelons la force nucléaire. Elle maintient étroitement les particules subatomiques en grappes largement séparées les unes des autres, mais maintenues ensemble par des forces plus faibles. Tu me suis ?
— Tout juste.
— Peu importe. Nous y reviendrons… Il existe différents états de la matière. Elle peut être particulièrement dispersée, comme chez les Émotionnelles, comme chez toi, Dua ; un peu moins chez les Rationnels et les Parentals, et moins encore dans les roches. Elle peut être compressée ou dense comme chez les Solides. Et s’ils sont durs c’est qu’ils sont constitués de particules plus serrées.
— Tu veux dire qu’il n’y a pas d’espace entre elles ?
— Non, ce n’est pas exactement cela, fit Odeen cherchant comment lui expliquer les choses plus simplement encore. Ils sont eux aussi formés en grande partie d’espaces vides, mais cependant moins que nous. Les particules ont besoin d’une certaine quantité de cet espace vide, et quand cette quantité est atteinte il est impossible à d’autres particules de s’y introduire. Si elles y pénètrent de force, elles causent une sensation de douleur. Voilà pourquoi les Solides n’aiment pas être touchés par nous. Par contre, chez nous autres, les Fluides, l’espace entre les particules est plus important qu’il n’est nécessaire, et c’est pourquoi d’autres particules y trouvent leur place.
Читать дальше