La fatigue était la dernière partie du programme de formation. Un astérisque rouge brillait derrière les paupières closes d’ARNOLD ; les stimuli neuraux amorcèrent les ondes alpha.
« Cette séance me semble concluante, » dit le Batteur.
— « Ce n’est pas terminé, » dit Mullah. « Nous allons maintenant tester ses réactions à des stimuli organisés en chaîne. Les enregistrements passeront du langage à la communication d’expériences. ARNOLD peut y assister en tant qu’observateur. Cela ne pose aucun problème. Mais parviendrons-nous à obtenir sa participation subconsciente à la scène représentée ? »
Le Batteur lança un regard au géant endormi. « Par quoi commençons-nous ? »
— « Par un fantasme de l’enfance. En reproduisant les différents stades de cognition que traverse un bébé, nous pourrons l’amener à vivre les enregistrements. »
Le Batteur prit un casque terminal et partagea les données visuelles et sonores transmises à ARNOLD.
LEPTOÂME : FIGURINES AU CRAYON.
Clic ! Le bâton de matière cireuse traça un cercle, avec des points pour les yeux et un trait pour la bouche. Les jambes prolongeaient le cou et les bras remplaçaient les oreilles : un bonhomme-tête. Au-dessus, sur le même papier à dessin rugueux, d’autres traits apparurent : une petite tête bleue avec un bec et des ailes en guise d’oreilles : un oiseau. ARNOLD « voyait » le papier de loin ; successivement des arbres, des fleurs et différents insectes s’y dessinèrent. Toutes ces figures étaient très simples, constituées de cercles, et les détails permettant l’identification étaient réduits au minimum.
ARNOLD se détendit. Son « œil » se rapprocha du papier. Une abeille y évoluait, en laissant derrière elle un chapelet de Zzz qui se transforma en un bourdonnement audible. Un papillon voletait de fleur en fleur, suivi par son ombre. Graduellement, toute la scène s’anima ; ce furent d’abord de simples images découpées, mais la couleur, le son, l’odeur vinrent s’ajouter à cette sorte de dessin animé.
Il vit son propre visage sur le bonhomme-tête. Il sentait l’herbe sous les pieds de la créature. Et quand le bonhomme marchait, ARNOLD percevait le mouvement dans ses jambes à lui. Il marcha sur de la poussière chaude, sur de l’herbe fraîche, et sur de la pierre dure et granuleuse. Un nuage de papier passa au-dessus de lui, et il sentit la brise sur son visage. L’arbre se courba, en trois dimensions ; son écorce était rugueuse et ses feuilles tombaient. ARNOLD habitait complètement la figurine à présent, et voyait, sentait, marchait et ressentait tout comme elle.
Clic ! FIN DE LA BANDE.
LEPTOÂME BIS : FAUCHEUX.
Clic ! ARNOLD parcourut des yeux la tête creuse qu’il habitait : fils électriques, poulies, scopes, haut-parleurs, écouteurs. Il ne se trouvait pas à l’intérieur d’une créature vivante. Le bonhomme-tête était un mannequin, un accessoire. Il appuya ses yeux contre les optiques et regarda au-dehors. Sa « tête » – cabine surmontant huit pattes arquées – quatre paires coordonnées. La seconde paire oscillait au-dessus de la tête, comme des antennes. Les six autres pattes reposaient sur diverses poutres et traverses verdâtres : un échafaudage d’herbes grossies des centaines de fois. Tandis qu’il avançait, ses pattes-antennes captaient les odeurs et les textures de l’humus, des fleurs sucrées et de tiges au suc amer. Il se déplaçait avec maladresse, jusqu’au moment où il découvrit la petite flaque de liquide pourpre et parfumé. Il fléchit ses pattes et pencha sa tête vers la flaque ; il but, et se sentit aussitôt gris. À partir de là, il n’eut plus aucune difficulté à marcher. ARNOLD possédait huit pattes obéissantes. Il escaladait et dévalait de hautes tiges ondoyantes. L’une de ses pattes lui servit de filière, produisant un fil robuste qu’il projetait autour de lui, liant les fleurs aux brins d’herbe. Il édifia une haute passerelle oscillante qui lui permit d’aller d’une fleur à l’autre. Le nectar et le pollen emplirent sa bouche. Un insecte dodu passa à proximité, en voletant lentement. Il lança son fil et ramena sa proie. Les muscles des ailes étaient charnus et savoureux.
Peur ! La vue d’une mante religieuse fit détaler ARNOLD à toutes pattes. Ses muscles étaient douloureux à la seule pensée d’un combat inutile entre ces pattes semblables à des étaux. Sa peau frémit à l’idée des morsures. Quand le danger fut passé, ARNOLD reprit ses jeux. Clic !
« C’était plutôt agréable, » fit le Batteur en souriant, tandis qu’il, ôtait son casque sensoriel. « Très plaisant ! Et il semble qu’ARNOLD y ait aussi pris plaisir. Regardez les indicateurs ! »
Mullah acquiesça.
— « Puisqu’il est destiné à être un guerrier, autant lui offrir quelques images un peu plus ardentes en souvenir. »
LEPTOÂME : COQ.
Clic ! ARNOLD, perché sur la branche basse d’un pin, régnait sur de superbes poules au plumage grivelé. Elles grattaient et picoraient le terreau humide. Il respirait l’arôme des aiguilles de pin et voyait briller les corps des asticots. Par la force de ses ergots, il était le roi de ce tertre. La veille, il avait chassé un grand chat jaune de cette même branche. Une vive pulsion sexuelle le fit descendre de son perchoir. Il s’abattit sur une jolie poulette et l’empoigna par le duvet. Elle cria, se débattit, mais il la cloua au sol, copula, et s’en alla, la démarche fière, l’air désinvolte. Toute émue, elle lissa son plumage ébouriffé. Avec un cocorico, il remonta sur son perchoir. Clic !
Cette expérience plongea le jeune ARNOLD dans une grande perplexité. L’euphorie résiduelle lui avait laissé le désir de chanter comme un coq. Il rassembla ses chaînes et les contempla un long moment. Elles lui paraissaient incongrues, maintenant qu’il avait revécu une partie de son passé royal. Lui, ARNOLD, avait été un roi, un guerrier emplumé, un coq de combat.
Le Batteur remarqua la tristesse dans les yeux du jeune géant, comme il fermait les lourds bracelets. « Sois sage et retourne au dock. Tiens, voilà un bonbon vert-un. »
Après le départ du géant, le Batteur se tourna vers Mullah.
« Cette séance a été trop éprouvante pour le petit. Je crois qu’il vaudrait mieux que je visionne ce que vous avez prévu pour les suivantes. »
— « C’est assez violent. Je vous conseillerais de ne vous exposer qu’aux stimuli bidimensionnels, et de laisser de côté les canaux neuro et physio. »
— « O.K. Qu’avez-vous en réserve ? »
— « Nous devions lui donner la leptoâme Silex et Ténia, un conflit de l’âge de Pierre. »
Le Batteur se hissa sur l’autel-couchette. Les Méditechs n’utilisèrent qu’environ la moitié des fils et tubes de conjugaison. Il garderait ainsi sa conscience pour le protéger.
LEPTOÂME : SILEX ET TÉNIAS.
Clic ! Le Batteur fixa des yeux clignotants sur ses mains noueuses, noires et calleuses. Le feu de camp rougeoyait et des étincelles s’envolèrent lorsqu’il retourna le javelot. Le cuir se racornissait sous la chaleur : celui des liens qui retenaient la pointe de silex. Il scruta le brouillard qui couvrait le Pré aux Joncs. Une autre lueur scintillait là-bas, un unique œil jaune dans les ténèbres. Le Batteur savait qu’Élan Rapide était assis auprès du feu et préparait sa lance. L’aube verrait le combat qui déciderait de la possession du Pré aux Joncs.
Il plissa le nez ; le cuir se carbonisait. Il leva son javelot et frotta les liens brûlants avec des baies de myrte. Puis, sur le bois, il peignit de ses doigts, avec le jus des baies, des symboles de prière, qui resteraient inachevés jusqu’à ce qu’il y ajoute le sang de son ennemi. Il écrasa d’autres baies et dessina des cercles bleus autour de ses yeux. Quatre lignes bleues sur chaque épaule, et son totem était achevé : Hibou Bleu tiendrait haut sa lance. Le néolithique ignora la douleur qui lui tirailla le ventre, mais une partie de l’esprit du Batteur émergea et l’identifia : D. Latum, le ténia aquatique. Il avait trop longtemps parcouru la Rivière au Saumon. Il était temps qu’il se fixe quelque part.
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