Elle regarda Maxwell avec une moue de dégoût :
— Vous arrive-t-il de bien vous entendre avec quelqu’un ?
Maxwell quitta la chaussée roulante à l’endroit où elle croisait le Hound Dog Hollow. Il resta un moment à contempler les pentes rocheuses et les sommets dénudés des falaises. Un peu au-dessus du gouffre, il vit, à travers les feuillages rouges et jaunes l’escarpement du Cat Den Point. Là-haut, perché sur le plus haut sommet, il trouverait le château des Lutins et, tapi dans la nature sauvage, le pont des Trolls.
Il était encore tôt car il s’était mis en route bien avant l’aube. L’herbe était recouverte d’une légère rosée qui scintillait. Dans l’air, flottait une légère senteur de vin et le ciel était si pâle qu’il semblait ne pas avoir de couleur.
Maxwell emprunta le pont à grandes arches qui enjambait la double chaussée et, de l’autre côté, il trouva un chemin qui menait en haut du gouffre.
Il traversa un paysage féerique et il fit attention à ne faire aucun bruit ou mouvement brusque qui aurait pu briser le silence de la forêt. Les feuilles mortes se détachaient des arbres et tombaient en planant tout comme des ailes de couleur. Devant lui, une souris courut dans les feuilles mortes avec un léger crissement. Haut dans le ciel, un geai cria mais son cri perdit de sa dureté habituelle, étouffé par les arbres.
Devant Maxwell, le chemin bifurqua. À gauche, il continuait à remonter le long du gouffre tandis qu’à droite, il se dirigeait vers la falaise. Il s’engagea sur celui de droite. Il savait ce qui l’attendait. Une escalade longue et pénible. Mais il avait l’intention de prendre son temps et de s’arrêter souvent pour se reposer. Ce serait honteux de ne pas profiter d’un beau jour comme celui-ci.
Le chemin était raide et sinueux pour contourner les gros blocs qui le parsemaient, à moitié enfoncés dans le sol et recouverts d’une barbe de lichen. Les troncs d’arbre étaient proches les uns des autres, l’écorce sombre d’un vieux chêne côtoyait la blancheur nacrée des bouleaux avec ses petites blessures grises là où l’écorce était arrachée et flottait dans le vent.
Maxwell progressait lentement, s’arrêtant souvent pour jouir de cette magnifique journée d’automne et de tout ce qu’elle offrait. Il atteignit enfin la pelouse aux Fées où l’avion de Churchill s’était écrasé. Et là-bas, en haut de la colline, un chemin menait au château des Lutins.
Il s’arrêta un moment sur la pelouse pour se reposer puis il reprit sa marche. Dobbin – ou un autre cheval lui ressemblant beaucoup – était occupé à brouter l’herbe rare d’un pâturage entouré d’une clôture. Quelques pigeons voletaient autour du château, mais il n’y avait aucun autre signe de vie.
Soudain, le silence fut rompu par des hurlements. Un groupe de Trolls se précipita en courant par la grille du château. Ils couraient sur trois rangs et chaque rang portait une corde sur l’épaule, tout à fait comme les bateliers de la Volga. Ils s’engagèrent sur le pont-levis et Maxwell put voir qu’ils tiraient au bout de leurs cordes une énorme pierre taillée. Elle rebondissait derrière eux et elle provoqua un vacarme assourdissant en heurtant le pont-levis.
Le vieux Dobbin se mit à hennir furieusement et à galoper dans tous les sens.
Les Trolls descendaient lourdement le chemin. Leurs dents paraissaient plus brillantes, leur peau plus brune, leur cheveux plus hérissés qu’à l’ordinaire. La pierre soulevait derrière eux d’énormes nuages de poussière.
Une foule de Lutins se jeta à leur poursuite, armés de gourdins, de fourches et de tout ce qu’ils avaient pu dénicher.
Maxwell se retira du chemin pour laisser passer les Trolls. Ils couraient en silence et d’un pas décidé, toutes leurs forces conjuguées pour tirer la pierre. Ils étaient poursuivis par les cris de guerre et les imprécations des Lutins à la tête desquels courait M. O’Toole violet de colère, un morceau de bois à la main.
Juste devant Maxwell, le chemin plongeait brusquement vers la pelouse aux Fées. Quand la pierre arriva en haut de l’escarpement, elle fit un énorme bond, les cordes qui la retenaient cinglèrent l’air et elle dévala la pente.
Un des Trolls se retourna et poussa un cri, les autres lâchèrent tous les cordes et se dispersèrent. Pendant ce temps, la pierre prenait de la vitesse et déchiquetait le sol pendant sa course folle. Finalement, elle atteignit la pelouse, y creusa un grand trou, rebondit une dernière fois et ralentit, labourant le gazon pour s’arrêter finalement contre un grand chêne blanc à l’extrémité de la pelouse.
Les Lutins se précipitèrent en hurlant dans la pente à la poursuite des Trolls. Ils se disséminèrent dans les fourrés pour les y dénicher. Bientôt, des cris de frayeur et de rage retentirent sur toute la colline, mêlés aux bruits de luttes dans les broussailles.
Maxwell se dirigea vers la clôture de l’autre côté du chemin. Le vieux Dobbin était calmé, sa mâchoire posée sur un piquet comme s’il lui avait fallu un support. Il regardait en contrebas.
Maxwell lui caressa le cou et lui tira doucement l’oreille. Dobbin coula un œil doux dans sa direction et souleva la lèvre supérieure.
— J’espère bien, lui dit Maxwell, qu’ils ne comptent pas sur toi pour remonter la pierre.
Dobbin secoua paresseusement une oreille.
— Je ne crois pas que tu auras à le faire. Si je ne me trompe pas, O’Toole va attraper les Trolls et les y forcer.
Les clameurs s’étaient tues et M. O’Toole apparut en soufflant en haut de la pente, son morceau de bois sur l’épaule. Il était encore violet mais sans doute plus d’épuisement que de rage. Il se dirigea vers la clôture et Maxwell s’avança à sa rencontre.
— Je vous prie de m’excuser, dit M. O’Toole aussi dignement qu’il le put. Je vous ai vu et votre visite m’a fait plaisir, mais j’étais fort occupé. Vous avez sans doute assisté à cet incident lamentable ?
Maxwell acquiesça.
— Ils m’ont volé ma pierre de monte, pesta M. O’Toole pour me mettre à pied.
— À pied ?
— Vous n’avez pas l’air de bien me comprendre. Ils m’ont volé ma pierre de monte, celle sur laquelle je dois grimper pour pouvoir enfourcher le vieux Dobbin. Sans pierre, plus de cheval et je dois me traîner à pied, ce qui est à la fois épuisant et douloureux.
— Je vois.
— Ces sales Trolls, rien ne les arrête. Après la pierre, ce sera le château. Ils le démoliront jusqu’à ce qu’il ne reste plus que la roche sur laquelle il est bâti. C’est pourquoi, il faut agir vite.
Maxwell fit un geste en direction de la pente :
— Comment cela s’est-il terminé ?
— Nous les avons levés comme des cailles. Nous les attrapons et les harnachons comme des mules – auxquelles ils ressemblent de façon frappante – et ils vont me remettre ma pierre là où ils l’ont trouvée.
— Ils se vengent de ce que vous avez démoli leur pont.
M. O’Toole sautilla sur place, hors de lui.
— Vous vous trompez, cria-t-il. Retenus par une pitié mal placée, nous ne l’avons absolument pas démoli. Nous avons tout juste enlevé une ou deux minuscules pierres. Ensuite, ils ont retiré le sort qu’ils avaient jeté au manche à balai puis celui de la douce bière d’Octobre et nous, pauvres âmes, vous voyez où nous en sommes…
— Ils ont retiré le sort de la bière d’Octobre ? Je pensais qu’à partir du moment où certains changements chimiques s’étaient opérés, il était impossible…
M. O’Toole l’interrompit, le regardant d’un air méprisant :
— Vous employez un jargon scientifique qui n’exprime que niaiseries. Je ne puis comprendre pourquoi vous vous perdez dans toute cette science alors que nous pourrions, si vous nous le demandiez, vous apprendre toute notre magie. Encore faudrait-il que vous ayez soif de savoir. Toutefois, je dois l’admettre, la bière a conservé un léger goût de moisi. Mais c’est toujours mieux que pas de bière du tout. Voulez-vous m’accompagner pour la goûter ?
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