— Et, dit Feldkirk, s’ils apprennent qu’ils doivent accélérer leur réaction antiaérienne, et s’ils en sont capables, nous ne sommes plus dans la course. Nous avons donc décidé de classer ça super-noir, cette fois, et de traiter avec l’entreprise que nous jugerons la plus apte à faire le boulot.
Illégal, bien entendu. Techniquement. Mais le Pentagone est aussi chargé de défendre le pays. Le Congrès lui-même reconnaît que certains programmes doivent être tenus secrets. En fait, les programmes noirs sont une part reconnue du système, et quelques membres des commissions du service des Armées en entendent régulièrement parler. Un projet super-noir, toutefois… C’est une affaire entre le Pentagone et l’entreprise choisie exclusivement.
Ainsi, la L.S.R. a un contrat. Les autres entreprises de défense ne s’en offusqueront pas, même si des rumeurs leur parviennent, parce qu’elles ont toutes des projets secrets de leur côté.
Feldkirk continue de justifier la décision de classer le programme super-noir.
— Nous nous disons que nous avons d’autres moyens d’empêcher les Soviétiques de rouler, pour le moment. Nous n’avons pas besoin de rendre cela public, pour les effrayer. Ainsi, tant qu’ils l’ignorent, nous bénéficions d’une sauvegarde – si les chars s’ébranlent, ils sont foutus. Des véhicules amphibies dans une mare, aussi dépassés que des porte-avions. Dans l’intervalle, le gouvernement peut se consacrer plus sérieusement aux négociations pour l’évacuation des armes nucléaires tactiques d’Europe. Cela devrait contribuer à réconcilier les Soviétiques avec nos installations spatiales, et ça atténue la situation du type « on s’en sert ou on les perd » avec les armes nucléaires en Allemagne. Personne n’a jamais aimé cette situation-là, mais nous vivons toujours en plein dedans. De cette manière, nous pourrions parvenir à mettre fin à ce risque – nous n’aurons tout simplement plus besoin d’armes nucléaires tactiques en Europe pour faire le boulot, et c’est ça le fin mot de l’histoire.
McPherson hoche la tête.
— Ça serait bien, c’est sûr. (Il n’aime pas considérer à quel point leur stratégie européenne est empêtrée dans les questions d’armement nucléaire ; la situation l’écœure. Ce n’est vraiment pas une forme élégante de défense.) Je vais devoir consulter mes employeurs, vous savez.
— Naturellement.
— Mais, à vrai dire, je ne peux concevoir que nous déclinions l’offre.
— Non.
Feldkirk lève donc son verre, et ils boivent à leur marché.
Et le lendemain McPherson passe un coup de fil à Stewart Lemon, à la première heure.
— Oui, Mac ?
— C’est au sujet de mon entretien avec le major Feldkirk au D.S.E.
— Ouais ? Qu’est-ce qu’il veut ?
— On nous offre un contrat super-noir.
Le patron de McPherson, Stewart Lemon, se tient dans son bureau (devant la grande baie vitrée qui surplombe la mer), et regarde le Pacifique par la fenêtre. La journée touche à son terme, et le soleil couchant fait virer Santa Catalina à l’abricot, dore les voiles des bateaux qui regagnent en glissant les rades de Dana Point et de Newport Beach. Son bureau est au dernier étage de la tour de la L.S.R., sur la falaise côtière entre Corona del Mar et Laguna, qui surplombe Reef Point. Lemon dit souvent de la vue qu’il a de son bureau que c’est la plus belle du Comté d’Orange et, compte tenu du fait qu’elle n’inclut aucune autre terre que la lointaine proéminence de Catalina, il se peut bien que ce soit vrai.
Dennis McPherson monte à l’instant lui transmettre les détails de sa rencontre avec Feldkirk, et Lemon, envisageant l’entretien, soupire. Obtenir de ses employés qu’ils consacrent le maximum de leurs efforts à leur travail est une forme d’art ; il lui faut adapter ses méthodes à chaque personnalité qu’il a sous ses ordres. McPherson travaille pour Lemon depuis longtemps, et Lemon a constaté que cet homme est plus productif quand il est sous pression. Qu’on le mette en colère, qu’on l’emplisse de ressentiment, et il se plonge dans son travail avec une furieuse énergie vraiment productive, pas de doute. Mais comme cette relation est devenue fatigante ! L’antipathie réciproque est des plus authentiques, désormais. Lemon observe l’insolence contenue, l’arrogance de cet ingénieur inculte, avec une irritation que domine à peine son amusement. Vraiment, cet homme est insupportable. C’est presque devenu un plaisir de le malmener.
Ramona appelle sur l’interphone pour lui dire que McPherson est là. Lemon se met à aller et venir devant la baie vitrée, neuf pas et on tourne, neuf pas et on tourne. Entre McPherson, l’air fatigué.
— Alors, Mac ! (Il lui indique un fauteuil, continue de faire les cent pas en prenant tout son temps, regardant par la fenêtre autant qu’il peut.) Vous nous avez décroché un programme super-secret, hein ?
— On m’a chargé de transmettre la proposition, c’est exact.
— Bien, bien. Racontez-moi ça.
McPherson décrit le système qu’a demandé Feldkirk.
— La plupart des composants du système sont tout ce qu’il y a de plus simple, le problème consiste juste à les relier par un programme de management et à les faire entrer dans un conditionnement assez petit. Mais les systèmes senseurs – à la fois le guidage de vol en rase-mottes et le détecteur de cible –, il pourrait y avoir quelques risques sur ce point. Le laser à CO 2que Feldkirk a évoqué n’a jusqu’à présent été testé qu’en laboratoire. Par conséquent…
— Mais c’est un super-noir, non ? Ça ne se passe qu’entre l’Air Force et nous.
— C’est exact. Mais…
— Chaque méthode a ses inconvénients. Ça ne signifie pas que nous y renoncions. En fait, nous ne pouvons pas vraiment refuser une offre de super-noir – on pourrait ne jamais nous en offrir d’autre. Et le Pentagone sait qu’il s’agit d’un programme à haut risque, c’est la raison pour laquelle ils s’y sont pris de cette manière. Et ce sont toujours les projets à haut risque qui rapportent les bénéfices les plus conséquents. Quelle tournure a votre emploi du temps, Mac ?
— Eh bien…
— Vous avez suffisamment de temps libre. Je vais confier le contrat Canadair à Bailey, et vous serez disponible pour cette histoire. Écoutez, Mac. (C’est le moment de planter une ou deux banderilles.) Ça fait maintenant deux fois de suite que vous portez la responsabilité de l’échec de certaines de nos propositions. Elles étaient trop chères, trop compliquées, et vous avez failli dépasser la date limite pour les déposer, les deux fois. Il est important d’être en avance d’une semaine ou deux sur la date limite arrêtée, pour montrer à l’Air Force que nous dominons la situation. Maintenant, ce que vous avez ici, c’est un programme super-noir, et il n’y a pas de calendrier en soi. Mais avec une chose en dehors des canaux normaux comme celle-ci, l’astuce consiste à faire vite, pendant que les conditions tiennent toujours. Vous me suivez ?
McPherson regarde par la fenêtre, dédaignant Lemon. Il a les lèvres serrées aux commissures. Lemon sourit presque. McPherson reste sans doute persuadé que ses propositions ratées étaient les meilleures en lice, mais la vérité, c’est qu’on ne peut pas se permettre d’être perfectionniste dans ce métier. Les projets doivent être rentables, et cela exige un certain réalisme. Bon, c’est la contribution de Lemon. C’est ce qui l’a amené là où il est. Et cette fois il va lui falloir mener son troupeau un petit peu plus serré que d’habitude.
Il cesse de faire les cent pas et pointe l’index vers McPherson, prenant celui-ci au dépourvu.
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