— Et maintenant, professeur ?
— Gare-toi dans l’allée, dit Jim.
Abe les gare. Jim consulte sa carte pour la dernière fois. L’excitation le rend tendu ; c’est une idée neuve, cette mission, quelque chose comme une archéologie personnelle. Des années passées à lire ses livres d’histoire locale lui ont donné une incontrôlable envie de recouvrer quelque chose – de voir, de toucher, de caresser quelque relique du passé. Et c’est ce soir, le grand soir.
Ils sont garés devant le restaurant El Torito au bout de l’allée Hewes.
— Cet El Torito incorpore le plus vieux bâtiment de la zone, explique Jim. C’était une église quaker, construite en 1887. Ils ont mis une grosse cloche dans la tour, mais elle était trop lourde et dès que le vent de Santa Ana s’est remis à souffler, toute la bâtisse s’est effondrée. Alors ils l’ont reconstruite. De toute manière, on peut pas le savoir maintenant, le restaurant est bâti par-dessus et ils utilisent la vieille salle comme casino. Mais ça me donne un point coordonné, vous voyez, sur les vieilles cartes. Et à exactement cent vingt-huit mètres à l’ouest d’ici, de l’autre côté de la rue, il y a le site de l’école élémentaire d’El Modena, construite en 1905.
— J’ai raté ça, déclare Tash.
— Ça a disparu. Rasé en 1960. Mais le grand-oncle de ma mère y allait quand il était gosse, et il m’en a parlé. Et j’ai fait des recherches sur tout ça. Il y avait deux bâtiments en bois et une cour de terre battue entre les deux. Quand on a démoli les bâtiments, on a rempli les caves en dessous avec les débris, puis on a recouvert le tout de béton. J’ai localisé avec précision l’emplacement de ces bâtiments, et celui de l’ouest est juste en dessus du Fluffy Donuts Video Palace et de son parking.
— Tu veux dire, dit Abe, qu’il suffit de crever la surface de ce parking…
— Ouais, c’est pour ça que je voulais que vous ameniez certains de vos outils…
— … crever la surface de béton qui est là, et creuser à travers un mètre ou un mètre vingt de remblai, et arriver aux… arriver aux débris de l’école primaire d’El Modena, 1905 à 1960 après J.-C. ?
— C’est exact !
— Eh bien, fonçons, dit Abe. Qu’est-ce qu’on attend ?
— Ahhh, hahahahahahahaha…
Sortir de la voiture, empoigner les paquetages de matériel, descendre Chapman. Les visages de chauffeurs qui passent jettent des regards empreints de curiosité à ces piétons. Jim s’excite.
— Il y avait une pierre de fondation, aussi, avec la date gravée dessus. Si on pouvait trouver ça…
Au Fluffy, des gens vêtus des vives couleurs primaires spectro-orientées, à la mode cette année, s’enfilent des beignets d’un vert, d’un pourpre et d’un jaune incandescents, puis vont s’installer dans la réalité holo de ce qui paraît être une savane africaine. Les quatre amis longent le bâtiment et entrent sur un petit parking sombre délimité par le Fluffy, le mur d’un supermarché d’un côté, le mur d’un complexe de cinémas de l’autre et le mur d’un complexe d’appartements au fond. Le rougeoiement du C. d’O., répercuté par les nuages bas, leur procure toute la lumière qui leur est nécessaire. Jim désigne les marques à la craie qu’il a faites lors de son voyage de reconnaissance, là, sur le vieux béton souillé d’huile juste derrière le mur du Fluffy.
— Ça devrait être juste là-dessous.
Abe et Tash enlèvent leurs sacs à dos et sortent les outils de secours qu’Abe conserve pour l’autoroute. Abe secoue la tête en les voyant.
— J’aurais vraiment pas dû les prendre, on a toujours des pièces de rechange mais on sait jamais…
Il empoigne une scie oscilloscopique, Tash une pioche, et ils crèvent la surface puis creusent assez vite un trou. C’est un boulot bruyant, mais le bruit blanc de la cité environnante couvre la majeure partie du vacarme. Ils enfilent des gants de travail et commencent à extraire des blocs de béton fracassé. Les blocs ne font que quelques centimètres d’épaisseur, et ça ne pose donc pas trop de problèmes. Sur la face inférieure des gravats adhèrent des incrustations de vieux bitume épaisses d’un centimètre.
— Ils se sont contentés de le verser sur l’ancienne surface, dit Jim. Sacrée stratification, sur ce site.
Un trou carré d’environ un mètre vingt de côté s’ouvre bientôt sur le parking.
— Ils vont croire que quelqu’un a essayé d’entrer par effraction et de voler la recette secrète des beignets, dit Tash.
Lui et Sandy entonnent la publicité du Fluffy d’une douce voix de fausset :
Tous les amoureux du sucre au parfum
Adorent ce qu’on laisse dans ce trou rond…
— Eh bien, Jim ? interroge Tash. Je ne vois aucune école primaire El Modena. Pour moi, c’est que de la terre.
— Bien sûr. C’est le remblai. Il faut qu’on l’enlève.
Sandy tend à Jim une pelle en aluminium à manche court.
— A ton tour.
Et Jim se met au travail.
Il n’est pas fort ; c’était le poids plume de leur équipe de lutte, dans la classe des 55,5 kilos malgré une taille moyenne, et il tablait davantage sur la vitesse que sur la force brute, même quand l’entraîneur « Chien enragé » Beagle leur faisait soulever des poids pendant des heures tous les jours.
Il n’est pas adroit, non plus ; chaque coup de pelle n’enlève qu’une poignée de terre. Ecœuré par ces résultats, il avance un pied, prend la pelle à deux mains, la lève haut au-dessus de sa tête, l’abat en un coup vicieux – avec pour seul résultat de se faire intercepter par la grosse main de Tashi immobilisant le manche à mi-course.
— Bon Dieu, Jim, t’étais sur le point de t’amputer de ton propre pied ! Fais gaffe à ce que tu fais, tu veux ?
— Ahh, hahahahahahaha…
Mais il a de l’enthousiasme. Le trou finit par atteindre soixante centimètres de profondeur, et Jim éprouve de sérieuses difficultés à empêcher la terre des parois latérales de glisser au fond de l’excavation. Abe prend la relève et obtient de meilleurs résultats. Une heure environ après le début des opérations, il abaisse sa pelle et un schlonk soudain retentit.
— Oh ho ! Yo ho ho, en fait ! Un trésor enfoui.
Abe dégage de la terre un gros madrier de bois.
C’est du bois dur solide, sec et pas pourri. A côté, ils découvrent un bloc de pierre dressé, dont une face est biseautée et striée.
— Impeccable ! s’écrie Jim. C’est ça ! C’est le genre de pierre de fondation sur laquelle il est censé y avoir une date.
Abe gratte la terre sur le côté de la pierre. Pas de date.
— Ça doit être de l’autre côté…
— Dis donc, Abe, fait Tash en donnant un coup de coude à Sandy. Combien tu crois qu’elle pèse, cette pierre ?
Abe balance un coup de pied.
— Je sais pas. Peut-être une tonne.
— Ah, arrête ! dit Jim.
— Ouais, d’accord… Peut-être seulement deux cent cinquante, trois cents kilos.
— Ah, hahahahahahaha.
— Et si on prenait un bout de cette poutre en souvenir ? suggère Abe à Jim. Juste pour se mettre en appétit, bien sûr. (Il prend la scie oscilloscopique et découpe proprement une section triangulaire qui ressemble à un prisme de bois, ou à une antique règle. Il la tend à Jim.) Touche pas la face noire avant une minute ou deux.
Jim considère l’objet, dubitatif. Alors c’est ça le passé…
— Ooups ! fait Sandy, qui est doué de P.E.S. dans ces cas-là. (Il jette un œil derrière le coin, vers la rue.) La police.
Il a déjà prévu un itinéraire de fuite et, sans un instant de pause, il remonte une allée entre le supermarché et le mur de la résidence, entre dans l’aplex. Sandy ne peut pas se permettre ne serait-ce qu’une conversation à bâtons rompus avec la police, encore moins une arrestation pour avoir violé le sol d’un parking.
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