Eh bien non : El Libertador était hors de lui. L’homme cramoisi, grand et maigre, qui tournait comme un ours en cage dans la somptueuse salle de bal, était l’image même du courroux.
Il a le même âge que mon père, se dit Bahjat. Et cela la mettait bizarrement mal à l’aise.
En tout cas, il n’était pas vêtu avec plus de recherche qu’elle : son treillis kaki chiffonné ne valait même pas le chemisier de soie et les babouches qu’elle portait. Assise sur une des chaises raides en vrai bois alignées le long du mur lambrissé, elle suivait des yeux l’homme dont les bottes sonnaient sèchement sur le parquet.
Enfin, il s’immobilisa. Si près d’elle qu’elle put se rendre compte que ses yeux étaient injectés et son regard las. Il secoua la tête.
— Pourquoi le F.R.P. ne m’a-t-il pas contacté préalablement ? Comment avez-vous eu l’audace de me mettre cette cargaison d’otages sur les bras sans me prévenir, sans même me demander… (Laissant sa phrase en suspens, El Libertador exhala un soupir et reprit sur un ton plus faible :) J’ai tort de m’emporter. Je viens de rentrer d’Afrique du Sud. Vous savez sans doute que la révolution est victorieuse, là-bas ?
— Oui, répondit Bahjat avec une joie qui n’avait rien de feinte. Cela a été une merveilleuse nouvelle.
— Qui a fait près d’une centaine de morts dans les rangs de l’armée du Gouvernement mondial. Ce qui est moins merveilleux.
— Mais elle défendait un régime malfaisant.
— Les soldats obéissaient à leurs ordres. Il y a trois jours, c’était un contingent anonyme de l’armée mondiale. Maintenant, ces hommes sont des martyrs et la Terre entière crie vengeance.
Bahjat ne répliqua pas et le vieil homme se laissa choir pesamment sur la chaise voisine.
— Voyez-vous, nous ne pouvons pas nous permettre de nous mettre aussi radicalement à dos le Gouvernement mondial. S’il mobilise ses troupes contre nous…
— Mais elles sont numériquement faibles. Nous pouvons lancer contre eux des forces cent fois plus nombreuses.
— Ce sont des troupes professionnelles. Elles disposent de deux atouts : la mobilité et la puissance de feu. Nous, nous avons le nombre et l’enthousiasme — la chair à canon, quoi.
— Nous nous battrons jusqu’à la victoire.
— Jusqu’à ce que nous soyons tous massacrés, plutôt. Pourquoi avez-vous détourné cette navette ? Quel intérêt cela représentait-il ?
— Pour mettre en évidence la fragilité du Gouvernement mondial, répondit Bahjat qui ne voulait pas avouer ses véritables motifs. Pour l’obliger à verser une rançon en échange des otages, ces industriels et ces touristes gras à lard.
— Et vous les avez conduits ici parce que vous pensiez que je vous protégerais ?
— Oui.
— Mais je ne pourrais même pas me protéger moi-même si l’armée mondiale envahissait l’Argentine.
— Vous êtes un révolutionnaire, oui ou non ?
— Oui, dit-il en se redressant. Mais pas un terroriste. Pas un pirate.
— Nos buts sont les mêmes, même si notre tactique est différente.
— Croyez-vous ? Je me le demande.
— Vous êtes une source d’inspiration pour nous tous. Pour tous les gens du Front, vous êtes un modèle.
El Libertador la dévisagea longuement.
— Parlez-vous sérieusement ?
— Bien sûr.
— Le Front marcherait derrière moi ?
— D’un bout à l’autre de la planète, vous êtes pour nous le symbole de la résistance au Gouvernement mondial. Si vous acceptez d’être notre chef, nous vous suivrons comme un seul homme.
Le regard du vieil homme se fit lointain.
— Lors de la constitution du Gouvernement mondial, nous étions officiers de l’armée chilienne, murmura-t-il d’une voix si sourde que Bahjat se demanda si c’était bien à elle qu’il s’adressait. Nous avons alors soutenu De Paolo à fond. Le G.M. mettrait fin à tous nos maux, il rendrait la terre au peuple, il expulserait les sociétés étrangères. Mais il n’a jamais rien fait de tel. Les choses sont encore pires qu’avant.
— Nous pouvons lui déclarer la guerre.
— À qui voulez-vous faire la guerre ? Aux touristes ? Aux commerçants ? Détourner des navettes spatiales… Vous croyez que c’est une façon de combattre ?
— Nous faisons ce que nous pouvons.
Bahjat avait presque l’impression que c’était à son père qu’elle parlait.
El Libertador hocha la tête.
— Non, mon petit. C’est contre les gouvernements, les dirigeants, les décideurs qui ne pensent qu’à eux et pas au peuple qu’il faut se battre.
— Contre les riches.
— Pas les riches, rétorqua-t-il sèchement. Ceux qui servent les riches et qui se servent eux-mêmes sans se soucier des pauvres.
— Que pouvons-nous faire ?
— C’était sérieux ce que vous disiez ? Que le F.R.P. me suivrait ?
— Oui ! s’exclama Bahjat avec passion. Vous coordonneriez nos luttes fragmentaires pour en faire un seul et vaste mouvement planétaire. Si nous étions unis, si nos forces avaient de la cohésion, nous pourrions combattre les oppresseurs dans le monde entier.
— Eh bien, soit ! La première chose à faire est de libérer les passagers et de rendre la navette. Nous ne faisons pas la guerre aux touristes et aux travailleurs.
— Mais…
— Vous avez réussi ce que vous vouliez. Vous avez montré que le Gouvernement mondial est incapable de protéger ses citoyens face au F.R.P. Vous bénéficiez d’une publicité énorme. L’heure de la générosité a maintenant sonné.
Bahjat n’était pas encore convaincue. El Libertador se pencha vers elle avec un vague sourire.
— Les foules ont un faible pour les bandits romanesques, les Robin des Bois et les Pancho Villa… tant qu’ils ne s’attaquent pas aux innocents. Ne dressez pas l’opinion publique contre vous en gardant trop longtemps vos prisonniers.
Bahjat soutint le regard ferme d’El Libertador. En définitive, elle n’avait pas le choix. Il avait pris une décision et il avait les moyens de l’appliquer.
— Je comprends, dit-elle. Est-ce que vous… pouvez-vous vous entremettre et proposer vos bons offices pour organiser leur libération ?
— Je vais voir ce que je pourrai faire.
— Le Gouvernement mondial exigera que vous nous livriez, souligna Bahjat.
— Je ne l’accepterai évidemment pas. C’est le prix qu’ils devront payer. D’accord pour leur restituer les otages et la navette mais pas les… les révolutionnaires du Front.
Il a failli dire « les terroristes ». Elle acquiesça. Elle lui faisait confiance — jusqu’à un certain point.
Quand il se réveilla, David était encore dans la navette, sanglé dans son fauteuil. La migraine lui taraudait le crâne. Son voisin, le Japonais obèse, n’était plus là. Tous les passagers avaient disparu. Il n’y avait plus personne à bord sauf un soldat à l’uniforme vert olive avachi contre la trappe avant, à côté de la porte donnant sur la cabine de pilotage.
On a atterri. Mais…
Ce fut seulement alors qu’il comprit. Je suis sur la Terre ! Toutes les autres pensées désertèrent son esprit.
Il tenta de se lever mais les sangles du harnais lui scièrent les épaules. Il détacha la boucle avec impatience et se mit sur ses pieds. La douleur hurlait dans sa tête et il avait les jambes en coton. Il lui fallut prendre appui un instant sur le fauteuil de devant. Le garde le vit et porta la main à la crosse du pistolet qui se balançait à sa hanche.
David songea confusément que pour avoir récolté une pareille migraine, il avait dû encaisser une sérieuse dose de gaz. Après avoir pris plusieurs profondes aspirations, il se rappela les maîtres zen et les yogis qui savent effacer la douleur par un effort de volonté. Il se concentra mais cela eut pour seul résultat d’aggraver encore la souffrance. Il faut l’aide de l’ordinateur pour que ça marche, conclut-il.
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