Mais le placard n’était pas assez abondamment garni pour qu’une boîte de thé puisse se dissimuler derrière quelque chose. Plusieurs semaines s’étaient écoulées depuis que St. George l’avait fichue à la porte et aucune autre agence n’avait voulu embaucher Evelyn. Elle n’arrivait même pas à faire des piges. Son armoire à provisions et son compte en banque, frappés l’une et l’autre d’anémie pernicieuse, approchaient rapidement du seuil critique.
Elle se demanda pour la dixième fois de la matinée si elle ne devrait pas encore essayer d’appeler David maintenant que sa ligne était rétablie. Comme, désormais, elle payait les factures de ses deniers au lieu de les imputer à International News, il fallait, bien sûr, qu’elle fasse également preuve de parcimonie sur ce poste de son budget.
— Les tarifs du vidéophone ne sont quand même pas tellement exorbitants, dit-elle à son reflet dans le miroir de la coiffeuse.
Tu es amoureuse de lui, espèce de gourde.
— Non, se répondit-elle tout haut. Absolument pas.
Tu te conduis comme une monstrueuse oie blanche.
— Je ne l’aime pas. Il se fiche éperdument de moi. Je le déteste.
Alors, pourquoi n’as-tu pas cherché à placer son histoire ? Les feuilles à scandales se seraient jetées dessus.
— Ne sois pas tellement sûre que je ne le ferai pas, ma petite vieille. Ce serait de l’argent dont j’aurais l’usage, même s’ils sucrent mon nom.
Mais il est si gentil. Tu ne peux pas lui faire ça.
— Pourquoi est-ce que je me gênerais ?
C’est qu’il est si beau, si sympa, si brave…
— Il ne m’a pas téléphoné ! Il ne répond pas à mes appels !
Comment veux-tu qu’il fasse ? Cet horrible Dr Cobb le tient prisonnier. S’il pouvait, il te téléphonerait.
Le sifflement de la bouilloire interrompit le dialogue d’Evelyn avec elle-même. Elle fronça les sourcils.
— Tu peux siffler jusqu’à ce que tu sois à sec. Il n’y a pas de thé. Je n’ai rien à mettre dans ton eau.
Au moment où elle se préparait à éteindre le réchaud, le téléphone sonna. Elle souleva la bouilloire, ce qui eut pour effet de couper automatiquement le brûleur, la posa sur la plaque et se laissa choir sur le lit chaotique pour décrocher. Elle enclencha la touche VOIX SEULEMENT et le visage de Sir Charles Norcross se forma sur le mini-écran. Il avait assez de charme pour être une vedette de variétés. Ou Premier ministre. Il le sera un jour, se dit Evelyn Une physionomie aristocratique, presque hautaine, mais une flamme malicieuse dansait dans ses yeux bleus. Sa fine moustache commençait à virer au gris mais ses cheveux étaient toujours d’un blond éclatant.
— Vous êtes là, ma petite Evelyn ? L’écran est vide. Ils n’ont pas encore coupé votre téléphone, j’espère ?
— Je ne suis pas présentable.
— C’est vrai ? Je peux être chez vous dans cinq minutes.
— Et vous risqueriez votre carrière pour une dénicheuse de scandales en chômage ? J’en doute fort.
Sir Charles sourit.
— Pour vous, cela en vaudrait presque la peine. Je rêve avec concupiscence de votre corps depuis le jour où vous m’avez interviewé pour la première fois.
— Oui, c’est ce que vous m’avez dit à l’époque. Eh bien, mon corps va divorcer d’avec mon âme si je ne trouve pas bientôt un reportage à faire.
— International News vous a mise sur la liste noire, c’est cela ?
— En tête, même.
— Je serais heureux de pouvoir vous aider. Au fait, pourquoi n’écririons-nous pas ensemble ma… heu… ma biographie. Je vous narrerais par le menu la longue et fastidieuse histoire de ma vie.
— Et nous l’écririons sur le plafond de votre chambre à coucher ? Je ne suis pas cliente.
— Vous avez trop de scrupules, répliqua Sir Charles en faisant mine de froncer les sourcils. Vous n’iriez pas très loin dans la politique.
— Vous, si.
— Indiscutablement.
— C’est parfait. Comme ça, quand vous serez Premier ministre, vous pourrez ouvrir une enquête afin de déterminer pourquoi Evelyn Hall, jeune journaliste promise au plus bel avenir, est morte de faim dans son appartement de Paddington.
— C’est à ce point là ?
— La situation est plutôt sombre.
Sir Charles caressa sa moustache.
— Je… euh… j’ai une nouvelle assez délicate à vous apprendre. Si j’ai bonne mémoire, vous m’avez demandé de m’informer sur le statut légal d’un jeune homme que vous avez interviewé quand vous étiez à Île Un. Un certain David Adams, c’est bien cela ?
Evelyn s’assit sur le lit.
— Oui. David Adams.
Sir Charles eut un instant d’hésitation avant de reprendre, après avoir jeté un coup d’œil derrière lui comme pour s’assurer que personne ne l’observait :
— Tout cela est archi-secret pour le moment mais il semble qu’il y ait eu un détournement dans l’espace. Le Front révolutionnaire des peuples s’est emparé d’une navette partie de la station Alpha et faisant route vers Messine.
— Une information aussi énorme, on ne peut pas l’étouffer.
— Sans doute. Même l’actuel gouvernement en est conscient. Le F.R.P. va l’annoncer à son de trompe à la Terre entière d’une minute à l’autre. Mais j’ai pensé qu’il vous intéresserait de savoir qu’un dénommé David Adams figure sur la liste des passagers. Il est parti de Séléné et il a indiqué comme lieu de domicile Île Un.
Evelyn sentit soudain le sang affluer à ses tempes.
— Il est là !
— Comme il a été détourné, on ne sait pas au juste où il se trouve. La navette devait originellement rallier Messine.
— Il faut que j’y aille !
Sir Charles secoua la tête.
— N’y comptez pas. Les services de sécurité ont entièrement bouclé la capitale du G.M. L’endroit le plus proche où vous pouvez vous rendre est Naples.
— Eh bien, va pour Naples !
— J’ai l’impression qu’il m’est très antipathique, votre David Adams. Pouvez-vous vous payer le voyage ? ajouta Sir Charles après un silence.
Evelyn avait l’estomac noué. L’impression d’être creuse à l’intérieur…
— Je me débrouillerai. J’ai encore un compte crédit pas trop raplapla.
Son interlocuteur haussa imperceptiblement les sourcils.
— Mon bureau s’occupera de votre réservation et vous retiendra une chambre à Naples.
— Je ne peux pas…
— Mais bien sûr que si ! Et dépêchez-vous ! Dommage que j’aie tant de travail, soupira-t-il avec un sourire lugubre. Enfin… Je crois savoir qu’il fait une chaleur infernale là-bas à cette saison de l’année.
— Est-ce que vous êtes folle ? Vous n’avez donc aucune jugeote ? Vous ne voyez pas plus loin que le bout de votre nez !
El Libertador arpentait rageusement l’ancienne et somptueuse salle de bal. Des portraits de généraux en uniforme, de vieux messieurs au col empesé, de dames pâles et languides ornaient les murs de la pièce haute de plafond. Trois lustres, avalanche de cristal, réfléchissaient la lumière qui s’engouffrait par les larges fenêtres au-delà desquelles on ne voyait que les prairies sans limites qui se déployaient jusqu’à l’horizon que barraient des pics embrumés semblables à de frémissants mirages.
Bahjat était désemparée. Et elle se sentait sale. Elle n’avait pas pris de bain et ne s’était pas changée depuis qu’elle était montée à bord de la navette à Alpha, trente-six heures plus tôt. Le reste du commando se trouvait dans une autre aile de cette « pension de famille » en pleine pampa argentine. La police de l’air, à l’aéroport de Buenos Aires, n’avait pas accepté l’aimable cadeau de la navette spatiale. Bahjat s’y était attendue mais elle avait pensé qu’ El Libertador serait enchanté. Hamoud lui-même avait assuré que les révolutionnaires latino-américains feraient le meilleur accueil à la jeune femme et à ses otages.
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