Il n’y avait pas de hublots mais un écran était encastré dans le dossier de chaque siège. David boucla son harnais et examina les programmes des divers canaux. Il jeta son dévolu sur l’enregistrement en temps réel fourni par les propres télécaméras de la navette.
Un Oriental bedonnant et asthmatique s’installa pesamment à côté de lui au bord de l’allée centrale. Murmurant quelque chose en japonais, il attacha sa ceinture de sécurité en travers de sa brioche, ferma les yeux et, croisant ses mains boudinées sur sa panse, il ne tarda pas à piquer du nez. David fit le compte des mentons de son voisin — il arriva au total de cinq — et reporta son attention sur l’écran.
Le départ fut d’une telle douceur que si l’hôtesse ne l’avait pas annoncé, le jeune homme ne se serait aperçu de rien. Il bascula vivement sur la caméra de poupe : les longrines d’acier du quai s’éloignaient lentement. Quelques minutes plus tard, la station Alpha, série de roues emboîtées dans d’autres roues qui pivotaient majestueusement sur la toile de fond étoilée du ciel, fut entièrement visible.
David revint à la vue de la Terre. Son aspect se modifiait à mesure que la navette amorçait sa longue orbite ellipsoïdale autour de l’étincelante planète bleue et blanche.
Les haut-parleurs de la cabine se mirent à débiter les conseils d’usage préenregistrés. Les passagers étaient priés de ne pas quitter leurs places sans l’aide d’une hôtesse ou d’un steward. Les Garrison Aerospace Lines déclinaient toute responsabilité en cas d’accidents sous gravité nulle dus à l’inobservation des consignes de sécurité. Puis la voix du commandant de bord s’éleva tandis que son visage, menton carré et tempes grises, apparaissait sur les écrans :
— Nous nous placerons sur une orbite terrestre basse dans une demi-heure environ et la procédure d’entrée en atmosphère interviendra lorsque nous serons à l’ouest de l’isthme de Panama. Je vous recommande de bien regarder l’Amérique centrale sur les écrans avant que nous ne mettions en place les boucliers antithermiques devant les caméras. Nous devrions arriver dans la capitale mondiale à l’heure prévue. Il fait un temps superbe à Messine…
David cessa d’écouter et jeta un coup d’œil sur ses compagnons de voyage. C’étaient apparemment presque tous des hommes d’affaires revenant sans doute d’Île Un. La station Alpha était le point de correspondance utilisé par la majeure partie du trafic à destination et en provenance de la Terre. Il reconnut quelques touristes qui avaient pris le même vol que lui, dont une des partenaires de ses ébats sous gravité nulle. Plusieurs autres passagers, cependant, n’étaient ni des touristes lunaires ni des industriels : c’étaient des gens de son âge.
Le capitaine avait fini son discours. L’image de la Terre se forma à nouveau sur l’écran et David s’abîma dans la contemplation de la planète.
Il était si absorbé qu’il ne remarqua pas que quelques-uns des passagers les plus jeunes se levaient et progressaient en flottant dans la travée centrale. Ils étaient six. Trois d’entre eux se dirigèrent vers l’office, à l’arrière. Quelques minutes plus tard, trois autres se propulsèrent vers le poste de pilotage à l’avant.
Bahjat avait été sidérée par le manque de sérieux de Hamoud en matière de planification. Elle avait été obligée de se mettre elle-même en quête de cinq camarades ayant déjà voyagé sous gravité nulle : il n’avait même pas songé à ce problème. Les cinq hommes n’appartenaient pas plus qu’elle aux masses misérables et affamées. C’étaient des fils de famille qui militaient au F.R.P. parce que ça faisait chic.
Hamoud ne participait pas à l’opération. Il n’avait jamais été dans l’espace et ce détournement était une affaire trop importante pour que l’on puisse se reposer sur quelqu’un qui risquait d’être malade en expérimentant pour la première fois les conditions d’apesanteur.
Et ç’avait été Bahjat, encore, qui avait choisi le meilleur endroit pour faire atterrir la navette volée : l’Argentine. Le commando se poserait chez El Libertador et lui demanderait le droit d’asile : il ne pourrait décemment pas le refuser à des corévolutionnaires.
Il fallait qu’elle agisse en douceur et avec subtilité. Hamoud — nom de code : Tigre — était le patron et il n’admettrait jamais que Shéhérazade soit le cerveau de l’opération.
Sa grande terreur avait été de se faire arrêter au spatiodrome d’Anguillara, à côté de Rome. Sa photo et son code d’identification avaient été diffusés dans le monde entier par les soins de son père. Les consortiums et le Gouvernement mondial la recherchaient. Mais les carabiniers, grands gaillards pleins de superbe avec leurs longues tuniques bleues et leurs coquines moustaches, ne l’avaient même pas remarquée quand elle était descendue du train et avait pris son billet pour la navette d’Alpha. Ils paraissaient beaucoup trop occupés à se pavaner et à se faire admirer pour s’intéresser aux petites Arabes voilées qui trottinaient dans la gare. Il fallait reconnaître qu’Hamoud avait eu le nez fin en jetant son dévolu sur l’Italie comme nouvelle base d’opération.
Bahjat détacha la ceinture de sécurité et se dégagea doucement. Elle avait pris un fauteuil au bord de l’allée centrale afin d’avoir une pleine liberté de mouvement. Son nécessaire à maquillage à la main, elle se propulsa en direction de l’office et des toilettes, au fond de la carlingue.
Un steward se précipita à sa rencontre. Il avançait en prenant appui sur les poignées extérieures dont étaient munis les fauteuils qui bordaient la travée sans que ses pieds touchent le plancher garni de velcro.
— Il ne faut pas vous déplacer toute seule, mademoiselle.
Mais le sourire qui s’épanouissait sur son visage rougeaud atténuait la sévérité de son ton. Il avait les cheveux roux. Comme Denny. Mais pas le même accent. Un Australien ? Aucune importance. Tu es vivant et il est mort, songea Bahjat, la gorge nouée par une boule d’amertume.
— Je vais aux toilettes.
Le steward la prit par le bras, veillant à ce que les babouches de la jeune femme soient bien en contact avec le velcro. Bahjat se laissa guider. Elle savait que Marco était déjà en train de préparer sa panoplie dans les toilettes des hommes. Et le troisième membre du groupe tactique bavardait dans l’office avec les deux hôtesses qui attendaient que les plateaux-repas se réchauffent dans les fours à micro-ondes.
Dès que la porte des toilettes se fut refermée, Bahjat sortit les atomiseurs de son nécessaire. Substituer un gaz somnifère à la laque capillaire qu’ils contenaient originellement avait été un jeu d’enfant. Aucun douanier, aucun détecteur ne pouvait déceler la différence.
C’était un produit inoffensif, Hamoud le lui avait assuré, mais elle n’ignorait pas qu’un cardiaque ou une personne présentant certaines formes d’allergie pouvait en mourir. Elle se mira dans la glace surmontant le minuscule lavabo et haussa les épaules. Nous ne sommes pas responsables de leur état de santé.
Elle consulta sa montre. Encore quarante-cinq secondes. Le visage qui lui faisait face dans le miroir était tendu. Ses yeux cernés étaient rougis par le manque de sommeil.
Ils vont commencer à payer pour ta mort, mon amour, fit-elle intérieurement. Nouveau coup d’œil au cadran. Ils vont commencer… Maintenant !
Elle ouvrit la porte à l’instant même où Marco sortait des toilettes des hommes. Son visage basané, encadré de boucles, était crispé et il avait dans chaque main un atomiseur qu’il serrait si fort que ses phalanges en étaient blanches. Reynaud, qui se vantait d’avoir de l’eau glacée dans les veines à la place de sang, racontait une bonne histoire au steward tandis que les deux hôtesses s’esclaffaient. Tout se passait conformément aux plans.
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